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plaindre ? Les périphrases, en art comme ailleurs, si elles ont le tort d’affaiblir une idée juste, permettent de présenter les scènes les plus osées comme des harmonies de jolies attitudes indifférentes, en un ballet habilement réglé. Cette imprécision et cette redondance rendent tolérables chez Frago des scènes comme le Nouveau modèle ou l’Escarpolette qui, traitées avec l’application définie de Chardin, seraient choquantes. Ses gens gambadent en poussant le verrou d’une porte ; ils gambadent en ouvrant une armoire, où le personnage qu’ils y trouvent prend si peu sa situation au sérieux qu’il se tient à quatre pour ne pas gambader aussi. La fille poursuivie, dans la Poursuite, ne fuit pas, mais montre le mieux qu’elle peut ses bras et sa taille. Le poursuivant ne poursuit pas, mais fait le plus joli geste qu’il a su trouver dans son répertoire pour offrir des fleurs. Que dire des Gimblettes (n° 88 et 111) ? Personne, voulant réellement donnera manger à son chien s’avisa-t-il jamais d’une périphrase myologique aussi compliquée ? Seul, le Penseur de M. Rodin nous offre, dans l’art moderne, une telle disproportion entre l’effort et le but ! Regardez la scène fameuse du Verrou (n° 201) : ce verrou n’est mis si haut dans la porte que pour montrer comment les acteurs de Frago savent bien se dresser sur la pointe du pied. Aussi est-il peu d’attitudes qu’ils puissent garder longtemps. Les mieux venues sont les plus brèves. Les mieux liées se dénouent. On n’évalue pas à plus d’une seconde la durée des poses dans les Hasards de l’Escarpolette. Tandis que les hôtes de Chardin ne réussissent que les gestes qui durent et peuvent garder indéfiniment ceux qu’ils font.

Même contraste dans la couleur. Chacun d’eux parcourt bien à l’occasion toute la gamme colorée, mais Chardin ne réussit pleinement que lorsque sa dominante est une couleur froide, à un bout du spectre solaire, et il va jusqu’au gris lavande, et Fragonard lorsque c’est à l’autre bout, une couleur chaude, et il touche au cramoisi. Chardin peint dans un rayon d’argent, Fragonard dans un rayon d’or. Chardin fait ses harmonies par des mélanges sur la palette et par des superpositions sur la toile, des glacis. Fragonard obtient les siennes, aussi, par des juxtapositions de tons quasi purs, par des traînées de pâtes et par le mélange optique. Tous les deux tiennent avec raison que les ombres mêmes sont des couleurs, mais Fragonard fait de prime abord l’ombre avec cette couleur même, et Chardin l’ajoute après coup par-dessus, laissant voir le premier ton par transparence.