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vint ajouter le charme d’un rythme et d’un mode également nouveau.

Russlan et Ludmilla, c’est l’opéra légendaire ou fabuleux, fantastique, oriental aussi. Dans la Vie pour le Tsar, au contraire, on trouve comme l’ébauche du genre historique et national. Et voilà les deux types entre lesquels, pendant quelque soixante ans, le drame musical russe ne cessera de se partager. Au dernier se rapporteront le Prince Igor de Borodine, Boris Godounof et la Kkovantschina de Moussorgsky. Le Sadko de M. Rimsky-Korsakof, son Tsar Saltan et sa délicieuse Sniegourotchka, sans compter bien d’autres œuvres exquises, procéderont directement de l’autre.

On a dit en Allemagne, puis en France, — et Richard Wagner fut peut-être le premier à le dire, — que l’histoire ne saurait être matière musicale, ou « musicable ; » que les particularités ou les contingences y restreignent, y étouffent la vérité générale, universelle, la seule qui comporte ou supporte la musique, celle enfin que Wagner encore a nommée « purement humaine. » À cette théorie, qui ne permettrait que les sujets légendaires, la Russie a répondu par une pratique éclatante et quelquefois glorieuse des sujets historiques. Il eût suffi d’un Boris Godounof pour rappeler, rétablir le droit, sinon le devoir, qu’a toute nation de faire revivre et de glorifier par la musique dramatique ses souvenirs et sa fortune, ses ancêtres et ses héros.

Mais, pour s’être attachée à l’histoire, à son histoire, pour s’y être complu, la musique russe ne s’y est jamais enfermée. Aucune autre ne s’est échappée avec plus de liberté, plus de joie, au dehors, dans l’étendue immense de son pays natal, ou dans celle, infinie également, de sa fantaisie et de son rêve. Pour le Russe, en effet, immense est la patrie. Quelle autre, italienne, allemande, française, ne semblerait étroite en comparaison ? Des bords de la Vistule aux extrémités de l’Asie, des glaces du pôle aux Indes ardentes, que de plaines et de monts, de fleuves et de mers, de climats et de peuplades elle comprend ! Que de terre elle occupe ! Et que de ciel, que d’air également ! Cet air, qui l’enveloppe de ses ondes et de sa vibration éternelle, forme pour elle des sons et des chants, ou des soupirs, innombrables. Et tous, les plus divers, les plus lointains, les plus étranges, l’âme de la Russie, aussi vaste que son empire, a le droit de [les reconnaître, de les retenir et de les répéter comme siens.

C’est surtout du côté de l’Orient que les musiciens russes, les plus vraiment russes, ont écouté. Sensible déjà dans Russlan et Ludmilla, l’influence orientale inspire encore plus profondément le Borodine du Prince Igor. Le même souffle traverse le poème symphonique du