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sur terre à les avoir, en ce temps d’impétuosité des volontés arrivistes. C’est un charme particulier et rare. Même lorsqu’il ne croit plus en Dieu, il ne rêve pas le paradis en ce monde ; mais aussi il ne lui arrive pas, comme à l’homme des cités, de trouver un goût de cendre à ses fruits les plus beaux, lorsqu’il y mord. Cette abeille ne va pas aux chimères ; aussi le miel qu’elle distille n’a-t-il point d’amertume. Le paysan français aime la terre pour elle-même. Elle est de sa famille, il y a beaucoup de ses os dans les profondeurs des guérets. Entre lui et le laboureur des États-Unis il y a la même différence qu’entre le pasteur d’Orient trottant doucement sur le cheval qu’il a vu naître et le voyageur d’Occident éperonnant à outrance la monture de hasard que le maître de poste vient de brider pour lui.

Le farmer américain n’appartient à aucune classe définie. Or les classes et les castes offrent de l’intérêt ; elles ont leur grandeur. Veuillot disait : « J’ai l’esprit de roture, comme on a l’esprit de noblesse. Si j’étais libre, je rétablirais la noblesse et je ne m’en mettrais pas. » Parole fière, qui peut s’appliquer à la dignité hautaine de beaucoup de nos campagnards. Dans notre pays où il existe encore quelque peu de classes, non plus légales mais de pure convention et maintenues seulement par l’opinion même de ceux qui les ont abolies, le laboureur conserve dans la famille nationale son individualité propre, son langage, ses idées et ses mœurs.

Chez lui, l’absence d’ambition engendre l’immobilité et favorise la routine ; mais ce dédain superbe du mieux, cette satisfaction de son état est une source d’indépendance, une vertu inerte contre laquelle se brisent les offres du tentateur, qui commence par promettre la richesse et finit par capter votre âme pour l’adonner pleinement à la poursuite de l’argent. Du moment que l’homme des champs, en Amérique, n’est pas un paysan ; du moment qu’il n’a plus le caractère et les bénéfices de cette catégorie, dans un pays où il n’y a pas de catégorie sociale, il apparaît, en tant que bourgeois, un citoyen dénué d’originalité, intellectuellement bas de plafond et d’une espèce assez rude.

La campagne non plus n’est pas plaisante. L’homme est venu ici avec l’intention de faire marcher la nature. Il l’a souvent maltraitée, et la nature le lui rend bien. Dans ces campemens de civilisés, aucune place n’a été faite à l’agrément ; aussi l’œil, dont on n’a pris nul souci, se venge. Le regard du passant est affligé