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gens eux-mêmes, la masse des modérés ennemis de la réaction et de la révolution et qui, voyant Bonaparte à égale distance de l’un et de l’autre, lui saurait gré d’exploiter pour le bien public, sans d’ailleurs se fier complètement à eux, jusqu’aux vices de l’un, jusqu’aux crimes de l’autre. Il n’est pas jusqu’à « la bonne Joséphine, » amie des royalistes et leur ouvrant discrètement ses salons, qui ne joue son rôle en ce concert, à condition que Lucien, son beau-frère ennemi, qui, sous la Révolution, s’était appelé Brutus, facilitât l’accès des nouvelles préfectures à des jacobins repentis.

Si « repentis » que fussent au fond ses membres, le gouvernement de Brumaire n’esquissait d’ailleurs aucun mea culpa. Sa force était précisément d’être à gauche à ses débuts : il eût été profondément impolitique de se laisser trop vite glisser au centre. Dans le pays même, qui de la Révolution ne détestait que les excès, on eût vu avec appréhension évoluer trop rapidement vers la droite les vainqueurs de Brumaire. Proclamations des Consuls, circulaires des ministres s’inspirent donc du plus pur civisme. La Révolution est close, mais garantie ; que les prêtres qui prêchent la haine de la République, que les émigrés qui rêvent d’une contre-révolution, que les ennemis de la « propriété nationale » tremblent ! Ce sont les formules nécessaires. En France, on ne pourra dès ce moment faire œuvre de résistance à la Révolution qu’en se couvrant de ses couleurs.

D’ailleurs, les couleurs sont ici bon teint. Ce n’est pas un des moindres résultats du premier volume de M. Vandal que de nous montrer que les hommes de gauche ne se rallièrent point à Bonaparte, — ainsi qu’on l’écrivait, — mais le portèrent littéralement au pouvoir. Or, jusqu’à Marengo, l’esprit de gauche inspire encore nombre d’entre eux. L’Institut, congrégation de la libre pensée, fournit des ministres et des idées : il a donné à Bonaparte ses meilleurs conseillers avant Brumaire et des ministres après, Laplace par exemple, en attendant Chaptal et Lacépède. Ces vrais cardinaux de l’Eglise philosophique dirigent la conscience des gouvernans. Condorcet eût sans doute été ministre de Napoléon. Bonaparte, qui, plus qu’ils ne le voudraient, se dérobe parfois à leur action, ménage leur amour-propre. Membre de la section de mécanique, il est venu le lendemain du coup d’Etat donner au milieu deux lecture d’un mémoire scientifique : six mois après, la classe des sciences ayant la présidence,