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leur sommes très inférieurs, écrit-il, et je vois à cette infériorité plusieurs causes, dont la première serait peut-être notre souci de la « littérature. » Les anciens voyageurs en étaient fort éloignés. Ils ne s’inquiétaient pas de briller par le style ou l’esprit. Le lyrisme et l’amour artistique de la phrase, que nous avons hérités des Romantiques, ne déformaient point leur vision des pays qu’ils traversaient[1]. » Il est impossible de parler à la fois plus juste et plus faux. Ces voyageurs ne savaient ni choisir, ni comparer, ni ordonner leurs tableaux ; leurs relations sont confuses, lentes ; les grandes lignes ne s’en détachent pas ; rien n’y est en relief : riche matière, mais dépourvue de mise en œuvre. Où prend-on que ce puisse être un mérite ? La « littérature » n’est nullement, — comme les illettrés auraient tant d’avantage à nous le faire croire ! — une vaine rhétorique et une invention normande destinée à fausser la réalité sous le prétexte de l’embellir. Elle est tout le contraire. Elle est un système de procédés pour égaler l’idée par l’expression et l’objet par l’image ; elle est un ensemble de moyens pour dégager l’âme des choses, et en fixer l’image sous l’aspect de l’éternité. A l’entendre en ce sens, c’est, chez les anciens voyageurs, leur irrécusable infériorité, qu’ils aient manqué de « littérature. »

Avec Chateaubriand, les voyages entrent dans la littérature. Il se peut bien qu’il ait emprunté aux missionnaires quelques-uns des matériaux dont il a composé son Voyage en Amérique ; ils n’existent à nos yeux que pour avoir été animés par le grand enchanteur, avec l’espèce et le degré de vie qu’ils en ont reçus. Si Chateaubriand n’a peut-être pas vu autant d’Amérique qu’il en décrit, il avait vu la campagne romaine ; et la description qu’il en donne est poétique à coup sûr, mais d’une poésie qui a pour essence la vérité. Et si les récits de voyages ont d’abord pour but de nous transporter dans un autre pays et de nous imprégner de son atmosphère, on comprendra le service rendu par ces pages merveilleusement évocatrices. Pourquoi faut-il que celui qui dotait ainsi la littérature d’un genre nouveau, l’ait fait dévier dans le sens où lui-même penchait et détourné de sa définition et de son objet ? Aucune des innovations romantiques n’est sans mélange et sans alliage. Parce qu’il avait le sens de l’extérieur et celui du relatif, le romantisme a créé la littérature de voyages ; mais parce que, d’autre part, il était irrémédiablement subjectif, il l’a, pour un temps, écartée du but auquel elle doit tendre.

Dans la préface de l’Itinéraire, Chateaubriand nous avertit de le

  1. Voir pour tout ce paragraphe : André Bellessort, Un voyageur du XVIIe siècle au Japon. Bulletin de la Société normande de Géographie (1899).