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maintenir du moins un peu d’ordre dans cette canaille, le gouvernement du sabre et même du bâton vous semble avoir de très bons côtés. Je ne crois pas néanmoins que, pour ce qui vous regarde, vous soyez tenté de tendre le dos, afin de rendre un hommage personnel à vos principes. Pour moi, qui ne me sais ni le droit, ni le goût d’entretenir de telles opinions sur ma race et sur mon pays, je pense qu’il ne faut pas désespérer d’eux. A mes yeux, les sociétés humaines, comme les individus, ne sont quelque chose que par l’usage de la liberté. Que la liberté soit plus difficile à fonder et à maintenir dans des sociétés démocratiques comme les nôtres que dans certaines sociétés aristocratiques qui nous ont précédés, je l’ai toujours dit. Mais que cela soit impossible, je ne serais jamais assez téméraire pour le penser. Qu’il faille désespérer d’y réussir, je prie Dieu de ne jamais m’en inspirer l’idée. Non, je ne croirai point que cette espèce humaine, qui est à la tête de la création visible, soit devenue ce troupeau abâtardi que vous nous dites, et qu’il n’y ait plus qu’à la livrer sans avenir et sans ressource à un petit nombre de bergers qui, après tout, ne sont pas de meilleurs animaux que nous et souvent en sont de pires. Vous me permettrez d’avoir moins de confiance en eux que dans la bonté et dans la justice de Dieu.

Quoique votre solitude de Téhéran semble vous convenir, je vous avoue que je vous vois avec chagrin et non sans quelques inquiétudes ainsi laissé tout seul dans un pays aussi éloigné et aussi perdu. Ma seule consolation est que vous allez, j’espère, y gagner bientôt le droit d’en sortir. Il semble que la Perse a pris dans ces derniers temps une importance qui doit, naturellement, fort accroître la position de celui qui y conduit les affaires de la France et le mettre en relief aux yeux du maître. Distinguez-vous-y ; mais n’y restez pas trop longtemps. En attendant, donnez-moi de vos nouvelles. Je n’oserais jamais vous envoyer un aussi long et un aussi indéchiffrable griffonnage, si je ne vous savais si expert dans l’art de deviner ce que j’ai voulu écrire. Portez-vous bien. Mille et mille amitiés bien sincères. Croyez que je n’oublierai pas vos intérêts académiques.

A. DE TOCQUEVILLE.


Évidemment, Gobineau fut blessé par les sarcasmes qu’avait provoqués ses critiques sur le livre de son maître. Mais trop grande était l’affection