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flatte que la Révolution qui s’approche assurera au génie le libre exercice et l’utile emploi de ses facultés. Elle va mettre l’homme de lettres en état de se protéger lui-même, ce qui vaut mieux que d’attendre la protection des autres. Que gagnerait-il désormais à se parquer dans des Académies ? « C’est aux moutons à s’attrouper, dit Rivarol ; les lions s’isolent. » La phrase est belle, mais c’est une phrase. Rien ne prouve que l’homme de lettres trouve toujours son intérêt à vivre seul. Chamfort a beau répéter d’un ton d’oracle : « Point d’intermédiaire ; personne entre le talent et la nation, » et en conclure comme une conséquence inévitable qu’il faut anéantir les académies[1], beaucoup de bons esprits pensent au contraire qu’entre le talent et la nation, un intermédiaire n’est pas toujours inutile. Les découvertes scientifiques s’imposent au public par leurs résultats immédiats ; on pourra les dépasser plus tard, mais il est impossible de les contester quand on en a vu les effets. Il n’en est pas de même des œuvres littéraires. Le public ne leur rend pas toujours justice du premier coup ; pour en découvrir le mérite et l’apprécier, il a souvent besoin d’être averti. L’écrivain sérieux et profond qui vit en dehors du monde et du bruit risque d’être méconnu ; il faut le chercher pour le découvrir. Une société littéraire, en l’adoptant, lui donnera la notoriété, sinon la gloire, il n’en demande pas plus, car, s’il a une valeur véritable, il suffit qu’il soit tiré de l’ombre ; il sera mis bientôt à sa place. Même pour les plus grands et qui se font connaître d’eux-mêmes, les honneurs académiques ne sont pas à dédaigner. Ils ont des rivaux dont ils veulent qu’on les distingue, ils connaissent les caprices de l’opinion, ils n’ignorent pas qu’il n’y a rien de plus difficile à constater que l’étendue et la solidité des réputations littéraires, que les succès du théâtre sont parfois une surprise, que la vogue d’un ouvrage, même quand elle se traduit par la vente de milliers d’exemplaires, ne dure souvent qu’une saison ; ils savent surtout qu’il est impossible de prévoir les jugemens de la postérité, et s’il en est, parmi les écrivains qui triomphent aujourd’hui, dont elle conservera quelque souvenir. Ces incertitudes, on le comprend bien, font le tourment d’une âme éprise de renommée ; elles expliquent le prix qu’elle attache au suffrage de quelques lettrés d’élite, qui lui

  1. « Range-toi de mon soleil, disait Diogène à Alexandre, et Alexandre se rangea. Les compagnies ne se rangent pas : il faut les anéantir. »