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nager dans la bouteille à l’encre de l’esprit allemand, vous vous trouverez là, comme on dit en terme de natation, en pleine eau. Sérieusement, je crois cet événement très heureux pour vous. Une longue disponibilité était à craindre et je l’aurais redoutée à cause de l’impression plus ou moins défavorable qui reste toujours contre un diplomate qu’on rappelle et qu’on ne renvoie pas ailleurs. Vous connaissez sans doute Tallenay aussi bien que moi. Vous le trouverez, je crois, aussi peu disposé à laisser écrire une dépêche à ses secrétaires d’ambassade qu’à les inviter à dîner. Il ne faut pas essayer de le forcer sur le premier point, si vous ne voulez voir renouveler à Francfort l’histoire de Berne qui s’aggraverait en recommençant. Si même il vous laisse pendant quelques semaines l’intérim, je vous conseille d’être fort modeste et assez inactif pendant ce temps-là. Vous n’avez pas besoin de prouver votre capacité, mais votre sociabilité, rappelez-vous cela tous les jours. Faites des livres, mais point de mémoires ni de dépêches, si vous voulez arriver bientôt à n’avoir plus de supérieur. Voilà, du moins, mon avis que je vous donne en vieil ami et sans en être prié.

Comptez qu’à mon retour à Paris je surveillerai vos affaires académiques et que, si je vois quelque chose d’immédiat à faire, je le ferai. Je crois mon voisin Beaumont bien disposé. Je n’ai point causé avec lui, parce que je ne l’ai pas vu. Mais il m’a écrit et m’a parlé avec beaucoup de considération de votre œuvre, quoiqu’il y fasse les mêmes objections que moi. Que voulez-vous ? Nous sommes de vieux entêtés qui avons donné dans la liberté humaine, comme Louis Courier disait qu’il avait donné dans la Charte, et qui ne saurions, du tout, en revenir.

Si vous restez cet été à Francfort, comme je le pense, il se pourrait que nous eussions l’occasion de nous y voir. Car, mon intention est d’aller un peu courir en Allemagne et il se peut que je passe par la ville qui va devenir votre résidence. J’aurai un vrai plaisir à causer un peu avec vous.

Adieu. Bon voyage. Je vous souhaite toutes sortes d’aspects et d’utilité dans votre nouveau séjour, beaucoup d’activité littéraire et de somnolence diplomatique. Veuillez nous rappeler particulièrement au souvenir de Mme de Gobineau et croire à ma bien sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.