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exclusivement « poète » que l’auteur d’Hamlet et du Conte d’Hiver. Son œuvre est à tel point imprégnée de poésie que la « prose » n’y occupe, en quelque manière, point de place. Sous la double influence de son tempérament personnel et du milieu littéraire où il s’est formé, Shakspeare s’est enivré de poésie, comme le japonais Hokou-saï se glorifiait d’être « ivre de dessin. » Et de cette ivresse bienheureuse le poète anglais ne s’est pas réveillé un seul instant, depuis le Songe d’une nuit d’été jusqu’à la Tempête. Malgré lui, et parfois au détriment de l’effet dramatique de ses pièces, constamment il a éprouvé le besoin de changer en poésie tout ce qu’il touchait. Jeunes gens et vieillards, maîtres et serviteurs, princes amoureux et féroces bourreaux, il n’y a pas un de ses personnages qui ne chante, au lieu de parler, traduisant l’idée la plus banale en de vives images, avec ce caractère d’« exagération », ou, plus exactement, de fièvre poétique, qui nous charme autant que nous avons vu qu’il scandalisait le comte Tolstoï.

Aussi le théâtre de Shakspeare, tout entier, nous fait-il penser à l’une de ces forêts ensorcelées où se perdent et se retrouvent les adorables héros de ses comédies. C’est un théâtre où la poésie remplace tout le reste, et suffit, à elle seule, pour nous donner l’illusion de cent autres qualités qui ne s’y trouvent point. La faiblesse et le décousu des intrigues, l’impossibilité des sujets, l’immobilité des caractères et l’invraisemblance des discours, nous oublions tout cela dans un enchantement continu de fleurs, de parfums, et de mélodies. Une foule de figures vivantes surgissent autour de nous, et, certes, aucun écrivain, si ce n’est peut-être Balzac, n’a été un plus puissant créateur de vie. Mais la vie des héros de Shakspeare ne résulte point, comme celle des héros de Balzac, d’une accumulation de petits traits observés avec justesse : elle résulte d’un mélange singulier de profonde intuition humaine et de passion poétique. Pour comprendre cette vie des personnages du poète anglais, ce n’est point à celle des héros de Racine ou de Molière qu’il convient de la comparer, mais à celle des héros de Mozart ou de Richard Wagner, à celle d’un Don Juan ou d’un jeune Siegfried. Bien plus que la situation où nous voyons ces héros, ou que le sens général des discours qu’ils tiennent, la musique de leurs paroles nous révèle leurs âmes. Et quant au décor qui les environne, le génie du poète le produit de rien, par un mouvement mystérieux de sa baguette magique. Nulle part, peut-être, ne se montre plus clairement à nous l’infini pouvoir évocateur de la poésie.