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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 40.djvu/948

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L’un des derniers biographes de Shakspeare, M. Brandes, nous a vanté « son étonnante connaissance de l’histoire naturelle ; » à l’appui de quoi M. Brandes nous rappelait que, dans l’œuvre du poète, il était parlé de lévriers saisissant le gibier entre leurs dents, de pigeons nourrissant leurs petits, d’hirondelles volant presque au ras du sol, de coucous déposant leurs œufs dans d’autres nids d’oiseaux. Mais, en fait, tous les naturalistes s’accordent à constater que Shakspeare ne savait rien de l’aspect ni de la vie des bêtes. Tout ce qu’il nous a dit, dans ses vers, des chiens et des chats, des poissons, du rossignol, et même du coucou, dénote une ignorance aussi « étonnante » que la « science » que s’est plu à lui prêter M. Georges Brandes. Il y a dans Henri V un passage fameux, et d’ailleurs l’un des plus beaux de l’œuvre entière de Shakspeare, où le poète décrit les mœurs d’une ruche : or un savant spécialiste nous apprend que, « d’un bout à l’autre, cette description merveilleuse n’est que pure folie, avec une erreur de fait à chacun des vers, et, dans l’ensemble, une inintelligence totale des mœurs de l’abeille. » Mais si Shakspeare, certainement, n’a jamais pris la peine d’observer la nature, certainement aussi son œuvre est toute pleine, pour nous, de sensations de nature. Animaux et oiseaux la peuplent avec une richesse incomparable, mêlant l’infinie variété de leur vie à la variété infinie des formes et des modes de la vie humaine. Et comment ? Toujours par la très simple et très secrète magie de la création poétique. Un seul mot, la mention d’un chien, d’un lièvre, ou d’un rossignol : et aussitôt, grâce à la musique délicieuse du sentiment exprimé et des images qui l’expriment, nous voyons le chien accourir vers nous, nous apercevons la fuite affolée du fièvre parmi les vieux arbres, et voici que le trille modulé du rossignol s’élève et frémit doucement en nous, sous le clair de lune !

« Entre tous les poètes anciens et modernes, écrivait le poète Dryden, Shakespeare est celui qui a eu l’âme la plus vaste et la plus compréhensive. Toutes les images de la nature étaient constamment présentes, devant ses yeux, et il les reproduisait sans nul effort, mais toujours avec bonheur. Lorsqu’il décrit quelque chose, non seulement nous voyons ce qu’il décrit, nous le sentons aussi. Ce poète s’est trouvé être savant de naissance : ayant à dépeindre la nature, il lui a suffi de regarder en lui-même, pour la trouver là. » Semblablement un autre poète, Alexandre Pope : « La poésie de Shakspeare n’a été rien qu’inspiration. Il n’a pas été l’imitateur de la nature, mais bien plutôt son instrument ; et, au lieu de dire qu’il nous parle d’elle, on aurait plutôt