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n’avons pu vivre avec elle sur un pied amical. Cette situation fâcheuse ne pouvait que s’envenimer lorsque, à la suite des événemens de 1883 et de notre querelle avec la Chine, nous avons été obligés d’étendre notre conquête jusqu’à la frontière du Tonkin et d’assumer la direction de la race annamite tout entière. Nos territoires devenaient contigus à ceux du Siam ou de ses tributaires, avec des bornes assez indécises, sur toute la longueur de la presqu’île indo-chinoise.

Cette animosité, qui tantôt se maintenait latente et supportable, tantôt se manifestait par des crises plus ou moins graves, avait pour cause originelle deux facteurs principaux : d’une part, l’existence entre nous d’une frontière vicieuse, insuffisante et dangereuse ; de l’autre, l’impossibilité qui résultait pour nous, du fait de cette limite inacceptable, et que nous avions pourtant acceptée, de donner satisfaction aux aspirations de nos protégés cambodgiens, satisfaction que nous avions conscience de leur devoir comme contre-partie des maux que nous leur avions apportés.

Lorsque nous sommes arrivés en Cochinchine, nous avions désappris, depuis la fin du XVIIIe siècle, toute pratique coloniale. Nous nous trouvions d’ailleurs en face d’un problème qui ne s’était jamais posé à l’ancienne monarchie, car elle n’avait eu à gouverner que des colonies véritables, des « colonies à colons, » et non pas à administrer des pays peuplés de grandes masses indigènes constituées en corps de nations. Notre administration coloniale métropolitaine ne vivait que d’une vie bureaucratique précaire, sur les bribes de traditions assimilatrices héritées vaguement de l’ancien régime et ne répondant pas aux besoins nouveaux. Du reste, elle ne fonctionnait qu’à l’état d’annexé sans importance du ministère de la Marine. Et quant au ministère des Affaires étrangères, déshabitué de porter ses regards au-delà de l’Europe ou des États principaux des deux Amériques, il se désintéressait, sauf incidens majeurs et toujours imprévus, de ce qui pouvait se passer dans ces mers lointaines. Il ne prévoyait pas, et presque personne ne prévoyait alors où devaient nous entraîner ces entreprises ébauchées sans plan ni vues générales, et ne se rendait aucun compte de l’importance qu’allait bientôt prendre l’Extrême-Orient. Il se reposait sur la marine du soin de résoudre sur place les difficultés qui pouvaient surgir ou de lui rendre compte des faits accomplis. C’était l’époque du