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qu’il entremêle d’exhortations pieuses. « Ce n’est pas tout que de n’aimer que ce qu’on doit aimer. Dieu jaloux veut qu’on ne l’aime que pour lui et de son amour… Tout ce qu’on aime le plus légitimement ici-bas nous prépare une sensible douleur parce qu’il est de nature à nous être bientôt enlevé… Dieu n’afflige que par amour. Il est le Dieu de toute consolation ; il essuie les larmes qu’il fait répandre ; il fait retrouver en lui tout ce qu’on croit perdu. Il sauve la personne que la prospérité mondaine auroit séduite, et il détache celle qui n’étoit pas assez détachée. Il faut s’abandonner à lui avec confiance et lui dire : Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel[1]. »

Celui à qui ces lignes étaient adressées ne devait jamais les lire. Deux jours après, il expirait. Comment Fénelon fut-il instruit de cette mort ? Peut-être par le bruit public ; peut-être par une lettre de Chevreuse, qui n’aurait pas été conservée. Nous savons comment il l’accueillit : « Mes liens sont rompus, » aurait-il dit, suivant Ramsay[2] ; il pleura « en père désolé, » et demeura pendant quelques jours dans un état d’anéantissement. Il en sortit cependant pour écrire au duc de Chevreuse : « Hélas ! mon bon duc, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l’Eglise et pour l’État. Il a formé ce jeune prince ; il l’a orné ; il l’a préparé pour les plus grands biens ; il l’a montré au monde et aussitôt il l’a détruit[3]. Je suis saisi d’horreur, et malade de saisissement sans maladie. En pleurant le prince mort qui me déchire le cœur, je suis alarmé pour les vivans. Ma tendresse m’alarme pour vous et pour le bon (Beauvilliers). De plus je crains pour le Roi ; sa conservation est infiniment importante. On n’a jamais tant dû désirer et acheter la paix. Que seroit-ce si nous allions tomber dans les orages d’une minorité sans mère régente, avec une guerre accablante au dehors ?… La paix ! la paix ! à quelque prix que ce puisse être. »

Dans cette lettre écrite sous le coup de la première émotion, on n’aperçoit point trace de quelque arrière-pensée personnelle.

  1. Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 372.
  2. Vie de Mgr de la Mothe-Fénelon, archevêque de Cambrai, p. 255.
  3. Il est remarquable que Saint-Simon se sert presque des mêmes termes : « La France tomba enfin sous ce dernier châtiment. Dieu lui montra un prince qu’elle ne méritoit pas. La terre n’en étoit pas digne ; il étoit mûr déjà pour la bienheureuse éternité. » (T. X, p. 115.)