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monde qu’elle voulait fuir, et où elle ne vécut que pour souffrir. En tout cas, soyons assurés qu’il ne l’eût pas « dirigée, » s’il l’avait réellement aimée, — toute l’argumentation de M. Faguet est sur ce point le bon sens même, — et, comme le dit très bien M. Brunschvicg, « la conjecture devient inconvenante autant qu’elle est gratuite. »

C’est aussi bien ce qu’on a fini par sentir. Il n’est aujourd’hui personne qui soutienne sérieusement que Pascal ait. été amoureux de Mlle de Roannez. Tous ceux qui ont cru à cette légende et qui l’ont propagée, — Faugère, de Lescure, Ricard, Derôme et Molinier, — sont morts, et, à ce qu’il semble, la légende avec eux. Voici ce que déclarait Havet dès 1853 : « Il est clair qu’une femme du grand monde toucha le cœur de Pascal, c’est pour elle que furent écrites ces pages [le Discours] ; elle ne les a jamais vues peut-être, mais Pascal les écrivait comme si elle eût dû les voir. Il mettait là ce qu’il n’osait dire. Quant à deviner quelle a été cette femme, c’est ce qui paraît impossible et ce que je n’essaierai pas. » « La fréquentation des femmes de haute culture, écrivait simplement Ravaisson ici même, il y a vingt ans, la fréquentation des femmes de haute culture dut contribuer pour beaucoup à affiner la rare intelligence de Pascal, et un amour digne de lui paraît s’être emparé alors de son cœur : c’est ce dont témoigne le Discours, qui a été retrouvé par M. Cousin, sur les Passions de l’amour[1]. » et Sully Prudhomme, à son tour, un peu plus tard, s’il croyait possible de « faire l’histoire psychologique de la passion qui occupait alors Pascal, » reconnaissait que « l’objet comme le roman nous en demeurent inconnus[2]. » « Il est vraisemblable, dit enfin M. Boutroux, que Pascal a aimé, et même qu’il a aimé une personne de condition supérieure à la sienne. Mais il est gratuit de supposer, avec M. Faugère, que cette personne était la sœur du duc de Roannez. Aucun trait ne la désigne[3]… » On croit donc encore assez souvent que, nous le voyons, Pascal, pendant la période mondaine de sa vie, a été amoureux ; mais on avoue qu’on ne sait pas de qui.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1887, l’article sur la Philosophie de Pascal.
  2. Examen du Discours sur les passions de l’amour dans la Revue du 15 juillet 1890.
  3. Pascal, par M. Emile Boutroux, Hachette, 1901, p. 61.