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Quelle était cette femme, assez noble, assez belle,
Pour soumettre à son joug ce cœur lier et rebelle ?
Les hommes ici-bas jamais ne le sauront.
L’image fugitive à peine se dessine ;
C’est un fantôme, une ombre, et la forme divine,
Un passant devant nous, garde son voile au front[1].


Il ne me semble pas que, même sous cette forme atténuée et raisonnable, on puisse accepter la légende : elle me paraît en contradiction avec tout ce que nous savons de la vie et de la psychologie de Pascal.

Observons d’abord, — et ceci est assez grave, — que non seulement tous les documens contemporains sont absolument muets là-dessus, mais encore que, durant près de deux siècles, parens, éditeurs, biographes, historiens, amis et ennemis de Pascal gardent à cet égard le silence le plus complet. Encore une fois, il a fallu la découverte du Discours sur les passions de l’amour, pour qu’on s’avisât de l’existence même du problème.

Examinons cependant les faits et les textes qui, en dehors du Discours, ont pu contribuer à donner quelque consistance à cette légende. La vie mondaine de Pascal, cette courte période

  1. Mme Ackermann, Pascal. M. d’Haussonville a conté, dans la Revue du 15 octobre 1891, l’instructive histoire des variations de ce poème sous influence, peut-être trop docilement acceptée, d’Ernest Havet. — Dans l’un des livres les plus involontairement amusans que j’aie jamais lus, je trouve ceci, qui exprime assez bien ce que j’appellerais volontiers la forme vulgaire et banale de la légende (Dr Binet-Sanglé, les Lois psycho-physiologiques du développement des religions : l’Évolution religieuse chez Rabelais, Pascal et Racine, Paris, Maloine, 1907, in-16 ; p. 182) : « Cependant, la tristesse de Pascal s’atténue et il rentre d ans la vie normale. Il compose son Traité du vide et de la pesanteur de l’air, son Discours sur la condition des grands, son Discours sur les passions de l’amour. Il écrit à Fermat sur l’analyse mathématique, voit le monde, se divertit en compagnie du chevalier de Méré, mathématicien, mais aussi grand joueur. Il aime. Il redevient homme. » — Ce dernier trait n’est-il pas admirable ? Je recommande la lecture de ce livre, — qui eût fait la joie de Flaubert, — à ceux qui voudraient se rendre compte du curieux alliage que forme, dans certains esprits, le fanatisme antireligieux, quand il est uni à la plus touchante ignorance en matière de philosophie et d’histoire et au verbalisme pseudo-scientifique. Le Dr Binet-Sanglé est « professeur à l’École de psychologie, » et son livre fait partie, ainsi qu’une « étude de psychologie morbide » du même auteur sur les Prophètes juifs, d’une Bibliothèque de l’École de psychologie, laquelle est publiée sous la direction du Dr Bérillon, médecin inspecteur des asiles d’aliénés, professeur à l’École de psychologie, directeur de la Revue de l’hypnotisme. » Cette « Bibliothèque, » afin qu’on n’en ignore, se propose de publier prochainement un livre du Dr Félix Regnault sur les Miracles de Jésus, et surtout un livre du Dr Bérillon lui-même sur les Femmes à barbe, « étude psychologique et sociologique. » Ce dernier ouvrage manquerait assurément à toutes les promesses de son titre, s’il n’était pas appelé à révolutionner de fond en comble la « psychologie » et la « sociologie » contemporaines.