Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/894

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

insouciante, leur entrain à assumer avec une héroïque vantardise les charges de la vie et de la patrie. Un flacon de quinine dans la corbeille de noces, ils se marient dès que le bifteck est assuré et le logis prêt à recevoir, avec la fiancée qui accourt les rejoindre, le mobilier de bois du pays et les collections de sonjes et de bégonias où revit le charme jardinier de la ville natale, emportant avec eux les fleurs du pays comme les anciens un peu de la terre maternelle. Ils recomposent une métropole, reconstituant autour d’eux la vie dans sa complexité, installant tous les petits métiers et les gentils commerces. Aidées des si prestes couturières mulâtresses, coquettes et pimpantes, travailleuses, vives, sentimentales et la tête bourdonnant jusque dans l’atelier de chansons et de vers de Musset, de Lamartine et de Hugo qu’elles ont copiés dans des cahiers cousus de faveurs, des femmes du monde ruinées., de jeunes veuves chargées d’enfans ont su prendre le monopole des modes et de la mercerie élégante, tout en entretenant dans leurs emplacemens les cent plus jolies espèces végétales qu’elles propagent dans la colonie nouvelle ; ou bien elles tiennent des pensions où les garçonnets et les fillettes des fonctionnaires viennent apprendre la lecture et les bonnes manières conservées dans la vieille île polie et cérémonieuse. Les toutes pauvres sont les domestiques de confiance, avec ce goût dominant de dorloterie, cette vocation de garde-malade qui font même des jeunes quarteronnes aux voix aigrelettes les compagnes recherchées des Européens. Les créoles mettent dans la colonie nouvelle, étrangère et ingrate pour l’Européen de passage, la grâce, cette indolence caressante qui est chez soi, et vous fait sentir chez vous la distraction, la malice, la vie.

Le plus heureux est qu’ils débutent modestement, vont petit à petit, quoique dépensiers, sont sobres, rarement découragés dans leurs échecs par l’effet de cette confiance en sa race qui est amusante chez les hommes, et chez les jeunes filles si gentiment provocante qu’elle n’est qu’un charme de plus et comme une coquetterie vis-à-vis de l’Européen trop souvent grossier, mais tout de même aimé en frère, plus qu’en frère. Comme ils ont acclimaté les jardins dans les villes de la côte, ils mettent une intimité fleurie dans la société de Madagascar, et ils attachent à eux les indigènes dont depuis deux siècles ils connaissent les mœurs et emploient les locutions poétiques, — les créoles noirs