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se figura que j’étais mécontent de ce qu’il eût tué le noir ; et il me dit, de sa voix savante et réfléchie : « Ce qui est sûr est sûr ! Celui-là, du moins, ne pourra plus lever une arme contre nous, ni procréer des enfans pour combattre contre nous. Car la lutte au sujet de l’Afrique du Sud, au sujet de la question de savoir si ce pays appartiendra aux Germains ou aux noirs, cette lutte sera encore bien longue et bien dure ! »

Le franc-tireur, de nouveau tout endolori, s’appuya contre son cheval et nous raconta, de sa voix souffreteuse : « Un jour, là-bas, dans le sud, comme nous étions assis autour du feu avec notre capitaine, celui-ci nous a dit que deux millions d’Allemands viendraient habiter ce pays, et que nos enfans, sans aucun doute, parcourraient ces régions, et feraient boire leurs chevaux aux mêmes sources où nous faisions boire les nôtres, comme aussi à maintes sources nouvelles que l’on découvrirait, un peu partout. Mais moi, je ne verrai rien de tout cela, car je suis malade, affreusement malade ! Est-ce que, vraiment, vous n’auriez pas une petite goutte d’eau ? » Il se retenait à la selle de son cheval, et, de ses yeux brûlans de fièvre, il considérait la plaine, au-dessus de laquelle venaient d’apparaître les étoiles.

Le lieutenant le raisonna, et finit par obtenir qu’il s’étendit à terre ; et il le recouvrit de son manteau. Après quoi il revint se tenir debout près de son cheval, sa montre à la main, levant et abaissant cette montre en mesure, pour s’empêcher de dormir. Ainsi nous restâmes, l’un en face de l’autre, pendant un bon moment. Puis il dit : « Ces noirs, devant Dieu et devant les hommes ils ont mérité la mort ; et non point parce qu’ils ont massacré nos deux cents fermiers et se sont révoltés contre nous, mais parce qu’ils n’ont point construit de maisons, ni creusé de sources ! » Il en vint ensuite à parler de la patrie ; et puis, retournant à son sujet, il me dit encore : « Ce que nous avons chanté, hier, avant l’office divin : Adressons notre prière au Dieu des Justes ! voici comment je le comprends ! Cela signifie que Dieu nous a permis de vaincre, ici, parce que nous étions les plus nobles, et les plus amis du progrès. A quoi nous n’avons pas eu grande peine, en comparaison de cette race noire ; mais nous devons prendre soin d’être les meilleurs et les plus vaillans de tous les peuples de la terre. C’est aux plus forts et aux plus habiles qu’appartient le monde. Et telle est la justice de Dieu ! »

Le franc-tireur s’était endormi. Le lieutenant restait debout, sa montre en main, et moi, près de mon cheval, je me sentais à demi éveillé, à demi dormant. La lune se leva ; la nuit devint plus froide, avec plus de vent. Au bout d’un silence, le lieutenant me dit : « Et pourtant le missionnaire a raison, quand il affirme que tous les hommes sont frères ! »

Je répondis : « Alors, voici que nous avons tué notre frère ! » Et je tournai les yeux vers la forme noire qui gisait dans l’herbe, de tout son long.

Le lieutenant releva les yeux et me dit, de sa voix ardente : « Nous aurons, longtemps encore, à être durs et à tuer ; mais il faut que, en même temps, à la fois comme individus et comme nation, nous poursuivions les hautes pensées et les actions nobles, afin de contribuer pour notre part à l’humanité fraternelle de l’avenir ! »

Et moi, pendant toute la campagne, bien souvent j’avais pensé : « Quelle