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des Montreurs avait protesté avec l’âpreté que l’on sait contre l’indiscrétion et contre l’impudeur de la littérature personnelle. Le jeune poète allait-il revenir à l’usage des romantiques, se prendre comme eux pour sujet de ses vers, et nous faire le récit de ses bonnes fortunes ou de ses mésaventures d’amour. Les partisans de ce genre de confidences ont coutume d’invoquer un argument spécieux : « Et de qui donc, demandent-ils, le poète nous parlerait-il, si ce n’est de lui-même ? » Mais il y a une manière de concilier la sincérité du poète avec la dignité de l’art, et c’est celle que choisit Sully Prudhomme. Que le poète nous communique le principe de son inspiration, mais qu’il nous en laisse ignorer les circonstances ! Il peut, sans nous raconter les incidens de sa vie extérieure, nous initier aux épreuves intimes de son âme : leur retentissement dans l’âme du lecteur est l’objet même de la poésie lyrique. C’est le sens des beaux vers aux « amis inconnus : »


Vous qui n’aurez cherché dans mon propre tourment
Que la sainte beauté de la douleur humaine,
Qui pour la profondeur de mes soupirs m’aimant
Sans avoir à descendre où j’ai conçu ma peine
Les aurez entendus dans le ciel seulement…

Chers passans, ne prenez de moi-même qu’un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble.


C’est toujours où il en faut revenir. Certes le poète ou le moraliste ne peut observer directement que lui-même ; mais il faut qu’il atteigne à « la forme de l’humaine condition. » Certains qui nous renseignent uniquement sur les singularités de leur complexion morale se limitent à l’intérêt restreint d’une étude de tératologie. D’autres se plaisent à remuer le fond malsain des instincts pervers et des désirs mauvais ; Sully Prudhomme était de la famille des purs. Son âme n’était pas seulement délicate et douce ; en la scrutant dans tous les coins, il n’en pouvait rien faire jaillir qui ne fût noble, et fier, et généreux.

Ajoutons un dernier trait, et capital. Chez Sully Prudhomme, le philosophe, ou plutôt le curieux de philosophie et de science, avait précédé le poète, et devait lui survivre. Son plus long effort et sa plus durable ambition fut pour réaliser le grand rêve de la poésie philosophique. Quel plus beau rôle pour la poésie, que d’être la gardienne des souveraines conceptions de la pensée ? N’était-ce pas sa fonction originelle, et le poète ne fut-il pas d’abord l’interprète des dieux, créateur de mythes ? Pourquoi n’userait-il pas encore