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adversaire politique. Après avoir fait, en une esquisse rapide, le portrait peu flatté de Dupont de l’Eure, il écrit[1] : « M. Laffitte devait à de tout autres causes sa popularité ; il avait bien plus d’esprit, et un esprit plus libre, plus varié, moins commun que celui de M. Dupont de l’Eure. Homme d’affaires intelligent et hardi, causeur abondant et aimable, soigneux de plaire à tous ceux qui l’approchaient et bon pour tous ceux qui lui plaisaient, il était toujours prêt à obliger tout le monde. » Mais, ces qualités rapidement constatées, M. Guizot passe aux défauts sur lesquels il s’étend avec plus de complaisance. A ses yeux, Laffitte « n’avait pas d’idées générales arrêtées, point de parti pris et obstiné ; » il était mené « plus par la vanité que par l’ambition ; » il mêlait « la fatuité au laisser aller et l’impertinence à la bonté ; » enfin c’était « un vrai financier de grande comédie engagé dans la politique comme ses pareils de l’ancien régime l’étaient dans les goûts mondains et littéraires. » Cette appréciation à l’emporte-pièce du caractère de Laffitte ne nous paraît pas précisément exacte. Laffitte ne fut pas le talon rouge qu’essaie d’en faire M. Guizot. Sa psychologie était beaucoup moins compliquée. Ses succès dans les affaires pendant la première période de sa vie lui avaient donné une assurance et une confiance optimiste qu’il serait injuste de confondre avec de la présomption. Il avait fortement contribué à fonder la monarchie de Juillet et à faire arriver au pouvoir des hommes au milieu desquels ce « parvenu » se trouva bientôt comme dépaysé. Il connut alors, non seulement l’insuccès, mais aussi l’adversité. Sa fortune, dont il usa souvent avec une belle générosité, lui suscita beaucoup d’envieux ; la fidélité à ses principes lui causa de grosses déceptions, et la politique lui fit de nombreux ennemis. C’est la rançon de tous les hommes publics. Elle fut cependant plus forte pour lui que pour beaucoup d’autres. On l’a, peut-être, trop accusé de vanité ; il n’a jamais voulu accepter ni titres, ni honneurs ; mais il a eu la faiblesse d’aimer la popularité. Il présente un mélange assez contradictoire, en apparence, d’habileté et d’ingénuité. Il est, en matière de finances, un esprit avisé et curieux, alors que, au point de vue politique, il a une psychologie assez courte, éclairée trop tard par l’expérience. Un sceptique malveillant dirait qu’il n’apprit point assez tôt à mépriser les hommes.

  1. Mémoires, t. II, p. 44.