Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 42.djvu/389

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas tranchée de telle sorte qu’on puisse marquer avec précision ce qui revient à chacun. Mais la manière même dont elle se pose ici, — à propos d’un homme dont le tragique effondrement est connu, et d’une œuvre tout imprégnée de cet « orgueil pathologique » qui pourrait en dernière analyse n’être qu’une forme du délire des grandeurs, — est particulièrement troublante : donc, il faudrait la résoudre, distinguer quand c’est Apollon et quand c’est Dionysos qui parlent par la bouche de leur grand prêtre alternant.

Est-ce peut-être parce qu’il avait conscience de son terrible état, et pour s’égarer lui-même, que Nietzsche fut conduit à sa théorie de l’homme de génie considéré, nous dit M. Seillière, comme « suprême extase du Tout-Un » (p. 65) et représenté « comme issu d’un peuple déterminé, afin d’en résumer l’âme ethnique et d’en personnifier les qualités spécifiques » (p. 66), — ou, en termes plus accessibles, comme le représentant le plus exact de sa race et la fleur suprême de l’humanité ? A coup sûr, cette théorie est séduisante et belle. On est tenté de l’accueillir avec soulagement, comme une saine protestation contre la médiocratie et l’égalitarisme, et la séduction qu’on éprouve vous incline vers la philosophie dont elle ne serait qu’une application partielle. Mais à quelle faillite ne la voyons-nous pas aboutir dans l’esprit même de son inventeur, lorsqu’en la développant, il sacrifie allègrement Wagner à Bizet, — comme si un tel holocauste en était le terme ou la preuve ! Obligé souvent de choisir entre les opinions extrêmes de son auteur, — tâche ardue ! — M. Seillière se prononce ici pour le second Nietzsche, celui du Cas Wagner, au point de le plaindre de s’être laissé, après l’exorcisme, « ramener… à ce rendez-vous de Bayreuth où quelques artistes généreux et probes apparaissent noyés dans l’affluence de tous les snobismes et de toutes les neurasthénies européennes (p. 104). » — Sans discuter le revirement de Nietzsche, je me demanderai pourtant comment M. Seillière a pu méconnaître à quel point cette espèce d’apostasie l’éloignait de son propre système ? Nietzsche, en effet, nous est présenté comme le philosophé par excellence de l’Impérialisme. Lui-même nous donne le génie, — et le génie d’artiste, — comme l’essence profonde de l’Impérialisme : l’Impérialisme artistique rentre donc dans sa théorie, en est l’âme et le point saillant. Eh bien ! peut-on raisonnablement parler d’Impérialisme artistique à propos de Bizet, — dont je ne