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En plus d’un passage, M. Seillière insiste sur les rapports qui unissent Nietzsche à Gobineau, et qui ont certainement contribué à le conduire lui-même de l’un à l’autre. Il marque aussi ceux qui le rattachent à notre Stendhal : dans cette glorification continuelle de l’orgueil, dans ces fréquentes apologies de la « petite folie, » ou même du crime, dans celle des héros de l’énergie dominatrice et sans scrupules, il trouve des traces évidentes de « beylisme. » De fait, on pourrait appliquer à Gobineau, et surtout à Beyle, la fine remarque de M. Seillière sur Nietzsche, dont il note que « son tempérament sensible et combatif lui a donné le privilège de traduire l’un des premiers, en théoricien subtil sinon conséquent, les leçons de morale guerrière apportées aux esprits clairvoyans par le spectacle du monde au cours du siècle qui a suivi la Révolution française (p. 168). » Avec une force presque égale, ils ont subi l’impression de ces spectacles : on sait à quel point Stendhal fut « bonapartiste ; » et s’il faut maintenant dégager le mot impérialisme de toute synonymie avec bonapartisme, il n’en est pas moins vrai que l’état d’esprit bonapartiste a probablement contribué pour une part à la formation de l’état d’esprit impérialiste, puisque l’épopée napoléonienne a pénétré les imaginations de la splendeur attirante de la « volonté de puissance, » ou, dans le vocabulaire courant, de la joie ambitieuse et expansive de la domination. M. Seillière a découvert des ancêtres plus reculés à l’impérialisme ; mais la doctrine, — comme tant d’autres doctrines, — a son origine dans les faits ; et pour qu’elle puisse donner matière à philosophie, il a fallu d’abord qu’elle se réalisât dans l’histoire.

Dans le cas particulier de Nietzsche, cet état d’esprit est compliqué par les dispositions morbides qui devaient à la fin submerger sa raison. M. Seillière ne paraît pas tout à fait fixé sur l’importance de ce facteur dans la formation ou dans les manifestations du génie de Nietzsche. En effet, il reconnaît d’une part le caractère « pathologique » de « l’orgueil » qui pousse « certains affaiblis de la culture moderne… à interpréter leurs infirmités comme surabondance de vie, de force et de santé (p. 278-79). » Et d’autre part, il emprunte à un savant suédois, M. Paul Bjerre, des conclusions d’après lesquelles la « folie géniale » de Nietzsche « ne diminue point la portée de son œuvre (p. 358). » Je ne lui reprocherai pas cette contradiction, d’ailleurs plus apparente que réelle : la question des rapports du génie et de la folie n’est