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des choses : c’était pour celui-ci l’air, pour celui-là l’eau, pour cet autre le feu ; mais leur méthode demeurait la même, et leurs efforts n’avançaient en rien le problème posé de la sorte.

Ayant ainsi montré les origines de l’impérialisme démocratique, M. Seillière passe un peu brusquement à Proudhon, choisi par lui comme représentant de « l’impérialisme prolétarien au XIXe siècle : » et l’on sent bien que la substitution du mot « prolétarien » au mot « démocratique » a le double avantage de préciser le sens du mouvement et de nous rapprocher du temps présent. De ce mouvement, dont nous pouvons suivre d’année en année et presque d’un mois à l’autre la fiévreuse accélération, Proudhon aurait donc été l’annonciateur le plus ardent, le plus passionné, et aussi le plus abstrait, du moins en France : M. Seillière, qui suit avec minutie les méandres de sa pensée, en extrait surtout la thèse égalitaire, présentée pour la première fois dans toute sa force, comme une sorte de dogme dont les racines se perdent dans une mystique embrumée, ou même encore comme « une ivresse d’avancement social (p. 219), » qui est, selon l’expression même du maître, « une ivresse plus forte que le vin, plus pénétrante que l’amour : passion ou fureur divine que le délire des Léonidas, des saint Bernard et des Michel-Ange n’égala jamais[1]. » « L’essentiel dans l’ivresse, a dit Nietzsche auquel il est bon de recourir pour analyser les idées de cette sorte, c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente[2]. » Et le sentiment éprouvé, exprimé, célébré par l’auteur de la Justice ressemble, en effet, à la « transe » dionysiaque qui bouleverse et emporte la belle raison apollinienne… L’avouerai-je ?… cette « ivresse égalitaire » est tout ce qu’il m’a semblé essentiel de retenir de l’épisode proudhonien, tel que l’a résumé M. Seillière. Mais il ne faut pas se laisser égarer par le mot, et l’on y peut insister. Cette parole enflammée, ces saisissantes images, ce mélange continuel de dialectique et de passion, ces invectives où il y a de la rage et du mépris, ces invocations répétées au Niveau mystique du peuple vengeur, tout cela fournit aux théories économiques qui en dérivent leur puissance communicative,

  1. Fragment de la Célébration du Dimanche, cité p. 219.
  2. Le crépuscule des Idoles, trad. par H. Albert, 1 vol. in-18. Mercure de France, p. 179.