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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 42.djvu/543

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développe une pensée mauvaise, comment elle détruit, dans sa lente et inévitable croissance, toutes les bonnes qualités, honneur, bravoure, reconnaissance, humanité, et finit par substituer une âme de coquin à une âme de héros, Shakspeare pouvait aisément nous montrer les dons natifs de Richard détournés de leur emploi naturel, son être moral vicié et endurci, d’année en année, par les exemples, par les occasions, par les progrès mêmes de sa fortune et de son ambition qui croît avec elle, par les mille tentations qu’apportait le pouvoir, surtout dans des temps comme celui où il a vécu. Il ne l’a pas voulu, et la raison en est facile à deviner. C’est que Macbeth est un homme, tandis que Richard est un monstre. Pour Shakspeare et, j’imagine, pour ses contemporains, la psychologie des monstres veut qu’il n’y ait point de momens distincts et successifs dans le passage sur notre terre de ces êtres exceptionnels, de ces maudits et qu’ils ne connaissent ni croissance, ni déclin. Dans une heure d’écart ou de révolte, la nature a créé Richard pour le mal : il devra faire le mal tant qu’il vivra, avec l’impitoyable régularité d’une machine, unie à l’ingénieux acharnement d’un démon. Songez qu’il est né avec des dents. N’est-ce pas pour mordre dès qu’il est au monde ?

Voilà la conception initiale. Voyons comment elle est exécutée et suivons, pas à pas, la tragédie pour compter les méfaits de Richard.

D’abord, le viol moral d’Anne Warwick, hypnotisée, en dépit de ses véritables sentimens, par d’humbles et ardentes paroles d’amour. À ce moment, il a déjà sur la conscience la mort de trois personnes : le comte de Warwick, tué dans la bataille de Barnet ; le prince Edouard de Lancastre, un adolescent, presque un enfant, égorgé de sang-froid après le combat de Tewkesbury ; Henry VI, qu’il a tué de sa propre main dans une chambre de la Tour. Ensuite vient le meurtre de Clarence, son frère, mis à mort par ses émissaires, tandis qu’il feint de le consoler, de le plaindre et de le défendre. Lorsqu’il devient Protecteur du royaume à la mort d’Edouard IV, son premier soin est de faire exécuter, à Pomfret, Rivers, et les deux autres frères de la Reine, auxquels, devant Edouard mourant, il avait juré paix et amitié. Puis vient la mort de Hastings, exécuté sommairement, sans jugement, sur une fausse accusation de complot. Puis l’usurpation elle-même fondée sur la double bâtardise de ses