On apprend l’italien pour lire Dante dans l’original ; jamais personne n’apprendra l’espéranto pour une pareille cause. Assurément, il sera possible de traduire beaucoup d’écrits en espéranto. Mais ces traductions n’auront pas le goût du terroir. À aucun moment l’espéranto ne sera une langue parlée depuis le berceau et enseignée par les mères de famille. Donc il sera toujours une simple notation algébrique ; donc il n’aura pas de littérature découlant des sources vives de l’âme. Une langue sans littérature ne deviendra jamais internationale. Si le latin s’est répandu à un certain moment sur toute l’Europe, c’est parce qu’il avait une littérature plus belle que celle des dialectes régionaux. Plus tard, quand les langues nationales ont créé des chefs-d’œuvre en nombre considérable, la langue latine a commencé à perdre du terrain et a fini par être abandonnée.
De plus, il est bien difficile d’être éloquent dans un langage artificiel. L’espéranto n’aura jamais ses Cicéron ni ses Bossuet. Cela maintiendra aussi les langues artificielles à un plan inférieur. Même aux congrès internationaux, chacun aimera mieux entendre parler les trois grandes langues de l’Europe, — allemand, anglais et français, — quitte à subir des traductions, qu’employer un idiome artificiel qui, même s’il était compris de tous, serait terne et sans vie. Chaque orateur appartenant à une des trois grandes nations, en parlant sa propre langue, agira au moins sur ses compatriotes, tandis qu’en employant un jargon artificiel, il produira le plus mortel ennui pour tout le monde indistinctement.
Enfin, les langues artificielles sont nécessairement et irrémédiablement laides. Ce sont des compromis hybrides et bâtards où aucune série de générations n’a mis quelque chose de son âme et de son génie. Certaines races, par des efforts persévérans, ont su éliminer dans leurs parlers les assonances dures et les allitérations cacophoniques. Ainsi l’italien a systématiquement écarté le ct et cs latins et dit tetto pour tectus et massimo pour maximus. Après de longues périodes d’élaboration, certains groupes privilégiés parviennent à créer des idiomes admirables. Comment de pareils chefs-d’œuvre linguistiques, produits collectifs de millions de créatures humaines, pourraient-ils être inventés par un seul individu ?
Quand nous lisons par exemple le magnifique début du poème de Lucrèce :