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complètement indépendans, — et des dialectes languedociens, encore dans le périmètre de la langue d’oui, les paysans parlent le patois normand dans la Seine-Inférieure, bourguignon dans la Côte-d’Or et poitevin dans les Deux-Sèvres. Dans toutes ces régions, le français littéraire, le français de l’Académie est une langue auxiliaire, employée sporadiquement dans l’espace et dans le temps pour les besoins de la vie littéraire, scientifique et politique.

Il en est de même en Angleterre. Les masses y parlent de nombreux dialectes si différens du londonien qu’ils sont incompréhensibles sans une étude spéciale. En Allemagne, il y a deux grandes branches linguistiques. Mais, en se bornant au mittelhochdeutsch, — sans considérer le bas-allemand qui est comme un languedocien germanique, — il y a les dialectes saxons, hessois, nassoviens et autres. Les grandes langues nationales comme le français, l’anglais et l’allemand doivent être apprises par les populations. Cet enseignement est, de nos jours, fort répandu, grâce à l’instruction universelle obligatoire ; mais, dans les pays où l’instruction n’a pas encore atteint cette phase, la langue littéraire nationale est ignorée par un grand nombre de citoyens. Il y a une vingtaine d’années, à Orvieto, à cent kilomètres de Rome, il m’est arrivé de demander à un jeune garçon s’il parlait l’italien et d’obtenir une réponse négative.

Tout ce que je viens de dire est de la plus haute importance pour la démonstration de ma thèse, parce que l’évolution par laquelle le français deviendra la langue du groupe européen est exactement semblable à l’évolution par laquelle le toscan est devenu la langue auxiliaire de l’Italie.

L’étude des facteurs grâce auxquels le toscan s’est imposé à l’Italie est encore féconde à d’autres points de vue dignes de remarque. On voit nettement que le toscan a eu cette fortune surtout par suite de faits de l’ordre intellectuel et psychique. Les phénomènes de l’ordre démographique, économique et politique ont joué un rôle complètement subordonné dans cette évolution.

A aucun moment, la Toscane n’a colonisé le reste de l’Italie. A aucun moment, des essaims d’agriculteurs de la vallée de l’Arno ne sont allés s’établir en masses compactes en Lombardie ou en Apulie pour y occuper le sol et y pousser la charrue. Il n’y a eu en Italie, pendant le moyen âge, aucun fait analogue au peuplement de l’Amérique du Nord par les émigrans partis de la Grande-Bretagne.