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bariolées, des paons gigantesques, des bonshommes mitres, la suite ordinaire d’Aïnar, et de celui-là la statue équestre se devine dans l’obscurité naissante. Du coup, la gaîté du personnel hindou s’éteint. Sans bruit, chacun se glisse dans les charrettes de tête, disparaît parmi les bagages. La nuit tombe, des appels se croisent, un feu brille entre les arbres, puis disparaît. La file des charrettes s’allonge. Derrière moi, en voici deux, quatre, dix, vingt peut-être, qui se joignent à nous. Bientôt notre caravane tiendra un mille entier de la route.

C’est que l’Indien n’aime pas aller seul par les ténèbres. S’il redoute Aïnar et sa cavalerie d’étrangleurs, — une erreur est vite commise, plus d’un honnête homme s’est vu happer comme un coquin, — il ne craint pas moins les « callers, » les voleurs et les désespérés qui tiennent la campagne en temps de famine. Voyager avec des Européens, qu’on sait toujours bien armés et plus capables de donner des coups que d’en recevoir, est une de ces bonnes fortunes qu’on ne manque pas d’occasion. Les rodomontades de mes domestiques produisent leur effet, le dépassent même. Tout le long du chemin, ils racontaient que le lieutenant et moi n’avions pas moins de dix fusils, sans préjudice des revolvers et des sabres. Je demeure convaincu qu’une bonne moitié des charrettes rencontrées a fait demi-tour pour profiter de notre convoi.

Insensiblement, mon véhicule a pris la tête, et c’est, en arrière, un concert de sons gutturaux, d’appels de langue, un grincement strident d’essieux, un bruit sourd de roues, de piétine-mens, un bourdonnement vague. L’allure s’accélère, les bêtes prennent le trot, les jougs, les timons, les bois crient, se plaignent, la terre dure résonne. Mais on ne voit à dix pas devant soi. Les nuages couvrent la lune. De temps à autre la tête d’un timon me heurte les pieds, ou bien c’est la corne d’un bœuf dont les sonnettes tintent, car la charrette qui me suit ne veut point perdre le contact. On dirait que le feu de ma pipe sert de phare au vindikarin qui tord la queue de son bœuf avec son pied.

Et je continuais à jouir de mon indépendance sur la grande route de Tirnamallé, un des plus saints pèlerinages de l’Inde, lorsqu’un arrêt brusque me tira de mon engourdissement. Cheik Iman qui,, assis à l’avant du char, confabulait avec le conducteur, m’apprit qu’on était arrivé à hauteur de Villakam et