que les voituriers y prendraient leur repas dans le petit bourg que l’on voyait sous les arbres, pour en repartir à minuit. Inutile d’en appeler de cette décision, la coutume la rendait irrévocable. Ainsi en 1880, j’avais dû passer une partie de la nuit dans ce pays perdu. Que les vindikarins s’arrangent donc : pendant qu’ils cuiront leur riz, nous nous abriterons dans le bengalow, maison ouverte aux voyageurs, et nous souperons de nos provisions,, à couvert, puisque, par une dérision et une mauvaise fortune extraordinaires, la pluie tombait à grosses gouttes, les premières que j’ai vues dans le Coromandel et le Carnatic depuis mon arrivée en mai.
Je mis pied à terre, les voitures furent dételées, le chef du village fut mandé. Je l’attendis un quart d’heure sous la pluie, sans qu’il daignât paraître. Alors nous nous retirâmes sous un gros arbre avec nos provisions tirées d’une caisse. Et tout aussitôt les gens du lieu rôdèrent autour de ce campement improvisé. Ils examinaient la boîte, ils m’en virent tirer des choses qui brillaient, un sabre d’abatis, d’autres objets de même intérêt. Leur intention s’affirma de ne nous rendre aucun service. Et le manikarin ne paraissait toujours pas.
La mauvaise volonté des indigènes pousse à l’ordinaire les voyageurs vers des résolutions violentes. Elle ne saurait plus aujourd’hui me laisser aller à des mouvemens inutiles. Mais jamais on ne doit se laisser manquer dans les régions d’Orient. La position était aussi désagréable que ridicule, et rien n’était régulier. Si l’officier qui m’accompagnait était homme, comme moi, à se contenter de l’abri d’un tamarinier et d’un maigre repas tiré de quelques conserves, les domestiques, eux, ne pouvaient s’inspirer d’une pareille philosophie. Les voituriers nous avaient trompés, en s’engageant à nous mener de Tindivanani à Genji, d’une traite, nous pouvions y entrer à dix heures du soir et souper à onze. Nous étions loin de compte. A moins de décharger trois charrettes, nous devions renoncer à atteindre nos cantines, notre riz, notre pain. Et mes hommes n’avaient rien à manger, ils n’avaient même pas une marmite. J’apprenais aussi de la bouche de Cheik Iman que les vindikarins, gens de basse caste, ne voulaient point partager leur riz avec les parias. Quant aux pions du collecteur de Tindivanam, ils s’étaient perdus dans la nuit, et le cipaye du lieutenant Bossand s’y perdait à leur suite dans l’espoir chimérique de les ramener.