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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 42.djvu/808

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se serait mis sur les bras, j’ai cru ne pouvoir mieux faire que de le déconseiller à Sa Grâce. Elle ne m’a jamais fait sentir qu’elle eût mal pris mon sincère conseil. Elle n’aurait eu ici que du malheur, du chagrin et des indignités, cela est certain, et c’est pourquoi j’ai cru de mon devoir d’avertir Sa Grâce. On ne peut pas rester toute sa vie incognito. Si l’Electrice avait vu du monde et qu’on ne l’eût pas traitée comme on le devait, elle en aurait eu du dépit. Ne voir personne, elle n’aurait pu s’y résoudre. Tous les bâtards d’ici auraient voulu avoir le pas sur elle ; j’en aurais eu tous les jours de nouveaux chagrins, et il aurait fallu me chamailler que c’eût été une misère. » Sans compter les maladies et les jours de mauvaise humeur. Certes, Liselotte avait agi avec prudence. Reste à savoir si ce n’est pas l’un de ces cas où prudence est synonyme d’égoïsme.

Ces tiraillemens, dont la source était invariablement à Heidelberg, n’empêchaient pas la duchesse Sophie d’être parfaitement contente de son voyage de France, et parfaitement tranquille sur l’avenir de sa nièce favorite.

Elle avait trouvé Liselotte épanouie par le bonheur et la prospérité ; en très bons termes avec Monsieur, malgré la cabale et ses intrigues ; au mieux avec le Roi, et attentive à ménager sa faveur ; entourée de dévouemens et d’amitiés dont elle sentait le prix ; gémissant sur son « esclavage » et vivant en fantaisiste ; criant contre la représentation et ne pouvant déjà plus s’en passer, contre l’étiquette, et se montrant jalouse de son dû ; fidèle au Palatinat et prenant part à ses malheurs, mais sans en perdre ni une chasse avec le Roi, ni une représentation de Molière ; heureuse de s’amuser, heureuse d’être jeune et gaie, heureuse en France et malgré la France, heureuse par la France et la détestant quand même, parce qu’elle était Allemande et ne pouvait l’oublier, mais commençant pourtant à s’en souvenir moins souvent. Devant ce spectacle, la pénétration de la duchesse Sophie avait été mise en défaut. L’orage qui s’amassait en Liselotte et autour d’elle était près d’éclater, et sa tante n’avait rien deviné ; son excuse est que Liselotte elle-même ne le sentait pas venir, et vivait, elle aussi, dans la sécurité.


ARVEDE BARINE.