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la forêt l’ours dangereux rôde. Mais la rose que tu tiens est ton signe et ta garde : un ange l’apporta du céleste jardin. Tu peux marcher sur des serpens et des épines. Par cette bande de lumière que le couchant déroule au milieu des eaux du Siliane, par ce pont tremblant et frissonnant et si étroit, tu pourrais suivre ce soir jusques au Paradis ton chemin d’épousée. »

Un paysan comme Jansson, ce Karlfeldt ; mais, au lieu d’avoir bêché la terre, il a « bêché les livres, » un paysan très artiste, j’allais dire très alexandrin, mais bien moins détaché que les Alexandrins de l’objet de sa poésie, qui reste pour lui la réalité vivante et quelquefois même douloureuse. « Paysan je suis né, seigneur je fus, campagnard je redeviens. » Le campagnard ne peut oublier qu’il fut un seigneur sur les terres d’Upsal ; et, s’il parle avec les paysans dans la langue des paysans, il ne nous permet pas d’ignorer qu’avec les savans il parle latin. Ivre devin doux et du fruit de ses champs et du jus de ses baies, il a beau, les pans de son habit ramenés sur son bras, soulever sa danseuse en vrai Dalécarlien, et « la faire voler très haut vers le cuivre rouge de la lune d’automne, » son ivresse est calme et clairvoyante, et le pas de sa danse obéit encore plus au rythme du vers qu’aux sons grinçans des violons rustiques. « Ma Muse n’est pas du Pinde ; elle est du village de Pungmakarbo… Un cheval ailé de forme grecque est noble et fier, c’est sûr ; mais je préfère monter dans la tempête le poulain d’une jument de mon pays. Mon éperon brillant est de fer forgé ; mon chemin passe sur des aiguilles de pin. Ma lyre a les notes profondes et rauques du coq de bruyère et crie son ardeur comme le râle des genêts… » Soit ; mais, pour parler ainsi du Pinde, il faut y être allé, et je le soupçonne d’avoir appris sur le dos de Pégase à enfourcher le poulain des fjells. La nature la plus sauvage aime qu’on l’aime avec quelque raffinement. Karlfeldt, en changeant « le pantalon de bure pour l’habit du pédant, » n’a pas trahi la cause de ses pères. De toute la vie qu’il a retirée des livres il a ressuscité ces Dalécarliens ignorés, cultivateurs et forgerons, qui ne connurent jamais l’esclavage et ne rampèrent devant personne. « Ils siégeaient en rois dans leur propre maison, et, les jours de grandes fêtes, ils s’offrirent une bonne ivresse. Ils embrassaient les jeunes filles au printemps de la vie : l’une devint leur fidèle épouse. Ils honorèrent le Roi, craignirent Dieu et moururent sans éclat, rassasiés d’années. » Le comte Alfred de Vigny n’a