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sentiment, qui consiste à haïr fortement l’argent que l’on n’a pas, leur était inconnu il y a dix ans. Il vient de naître et s’est développé à mesure que se révélaient au public les colossales fortunes édifiées dans le dernier tiers du XIXe siècle.

La tendance à l’autocratie de quelques élus de la chance a scandalisé l’opinion, très chatouilleuse vis-à-vis de tout ce qui ressemble à un joug. La transmission de quelques fiefs industriels ou financiers à des héritiers qui ne s’étaient donné que « la peine de naître, » — et qui ne s’étaient pas toujours donné la peine de naître très capables, — a fait murmurer la foule. Cet imperium, que le fondateur de la dynastie s’était attribué sur une province de l’activité nationale, cessait de paraître légitime aux mains de son fils. Pourtant, ces Crésus américains, même lorsqu’ils ont de l’argent « à ne savoir qu’en faire, » suivant l’expression commune, tiennent à lui faire faire quelque chose de bon, à attacher leur nom à des œuvres philanthropiques ou scientifiques.

La plupart dotent les universités et les bibliothèques, comme les princes féodaux dotaient les abbayes et les églises, obéissant à cette même loi des contrastes qui, jadis, poussait les hommes de guerre à encourager les maisons de paix, et aujourd’hui les hommes d’action à susciter des maisons de pensée. Ces dons généreux ne provoquent pas une grande reconnaissance ; on en cite qui ont été refusés par les bénéficiaires. Dans le peuple, on ne se gêna pas pour dire, avec une parfaite injustice, lorsque M. Rockefeller gratifia l’université de Chicago d’un joli chiffre de millions, qu’il les rattraperait sans peine en surhaussant le pétrole d’un demi-cent. Ces symptômes d’hostilité, à l’endroit de quelques richissimes en vue, sont d’ailleurs de minime conséquence dans une nation comme les Etats-Unis où il n’existe pas de classes sociales.

En France, tous les citoyens sont égaux devant la loi, mais ils ne sont égaux que devant la loi. Ils ne le sont pas devant eux-mêmes, je veux dire les uns vis-à-vis des autres. Il subsiste, dans notre république, des distinctions de classes et ces distinctions ne subsistent que maintenues par l’opinion même de ceux qui les ont abolies. Ces tranches, sans valeur officielle, mais nettes et absolues, se remarquent en province comme à Paris. Il y a des « rangs » parmi les marchands et les employés de la petite ville ; il y en a parmi les paysans de la paroisse rurale,