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ignorée. Le nouvel éditeur des Mémoires de mon trisaïeul s’adresse à moi pour combler cette lacune, et j’aurais mauvaise grâce à décliner une offre aussi flatteuse ; toutefois le but assigné à cette simple notice en fixe d’avance les limites : ce qu’on trouvera ici n’est donc pas le portrait en pied, qui, peut-être, un jour à venir, pourra tenter ma plume, mais une modeste esquisse où, de l’époque que Ségur a contée lui-même, je ne dirai que ce qu’exige la clarté du récit, me réservant d’appuyer davantage sur la période qu’il a laissée dans l’ombre, et m’efforçant de rester à distance du double écueil qui guette toute biographie familiale, la complaisance dans l’éloge et l’irrespect dans la critique.


I

L’après-midi du 10 décembre 1753, un seigneur polonais, de passage à Paris, se présentait à l’hôtel de Ségur, situé rue Saint-Florentin, et trouvait porte close. Le suisse, interrogé, répondait que sa maîtresse, la marquise de Ségur, était accouchée le matin même, que son mari était près d’elle, et qu’une consigne expresse défendait l’accès du logis. Instances du visiteur, alléguant qu’il se trouve à la veille du départ et qu’il vient pour prendre congé d’un excellent ami. Il entre enfin et, dans un cabinet contigu au salon, il voit, debout près d’un berceau, le nouveau père fort occupé à contempler son premier-né. Stanislas-Auguste Poniatowski (c’était le nom de l’étranger), avec sa cordiale bonhomie, embrassait alors dans ses langes le jeune Louis-Philippe de Ségur ; et trente-cinq ans plus tard, en son palais de Varsovie, le roi de Pologne rappelait à l’ambassadeur de Louis XVI de quelle originale façon tous deux jadis avaient noué connaissance.

L’enfant qui, ce jour-là, faisait son entrée dans la vie allait grandir sous de favorables auspices. Son père, Philippe-Henri marquis de Ségur, avait conquis à vingt-cinq ans, par de glorieuses blessures, le grade de maréchal de camp ; sa mère, née Anne-Madeleine de Vernon, jolie, d’esprit charmant, héritière d’une grosse fortune, était fort appréciée à la cour de Versailles ; son aïeule paternelle, fille légitimée du Régent, vivait dans une étroite liaison avec le Duc et la Duchesse d’Orléans. Au rejeton de cette lignée, tout promettait, ainsi qu’on voit, une