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de périr, ils me dirent que cela leur était bien égal. Je les aurais battus ! » Il fit, à ce propos, sur Lameth une chanson dont le succès fut vif à bord :


Quel objet s’offre à mes regards ?
C’est un guerrier que j’aime.
Lameth, au milieu des hasards,
Brillant, quoiqu’un peu blême,
En vérité ressemble à Mars,
Mais à Mars en carême !


Cette bonne humeur ne se démentit pas durant tout le cours d’une campagne qui, pour n’avoir été marquée par aucun grand fait d’armes, ne fut pourtant exempte ni de labeurs, ni de périls. Il n’y a point de forfanterie ni d’exagération dans ce tableau que le comte de Ségur, la paix conclue et l’expédition terminée, traçait, dans une lettre à sa femme[1], de ses aventures d’outre-mer : « Jouer quatre ou cinq cents fois sa vie à croix ou pile, avoir huit ou dix tempêtes, un combat presque sans exemple d’une frégate contre un vaisseau de 74, poursuivis par huit vaisseaux ennemis ; entrer dans le Delaware sans pilote, y échouer, y perdre la moitié de notre monde et de nos effets ; traverser l’Amérique septentrionale seul, sans secours, sans hardes, sans escorte ; porter ainsi les dépêches les plus importantes à la barbe de l’ennemi, s’embarquer à Boston, être en perdition sur la côte d’Arcadie pendant trois jours, de là entrer dans la zone torride, passer entre deux armées anglaises, et arriver sur des côtes barbares, sans pilote, en voyant périr sous nos yeux un de nos meilleurs vaisseaux ; nous trouver ensuite dans un lieu sauvage, brûlé par le soleil et couvert de reptiles, de bêtes hideuses, y attendre dans l’ignorance absolue ou la paix ou l’ordre d’aller à la Jamaïque ; voilà ce qu’on appellera à Paris un voyage tout simple, auquel on refusera le nom de campagne militaire. »

Ces fâcheux pronostics ne se justifièrent point. Ségur, à sa rentrée en France, se vit l’objet d’un intérêt et d’une sympathie bienveillante, qui s’adressaient sans doute un peu au fils d’un ministre en faveur, mais qui allaient aussi au combattant d’une cause glorieuse, au compagnon de Washington. La Heine le voulut voir dès son arrivée à Versailles, le combla d’attentions ; ce fut de ce jour qu’elle l’admit dans sa société familière, lui

  1. Lettres publiées par le Duc de Broglie dans un volume des Mélanges de la Société des bibliophiles français.