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et faisait jouir notre commerce de tous les privilèges dont l’Angleterre avait jusqu’alors profité. Si importante que fût cette pacifique victoire, elle ne suffisait pas aux ambitions de l’heureux négociateur, et l’entente commerciale n’était, dans sa pensée, que le prélude d’une entente politique entre deux grandes nations que tant de communs intérêts prédestinaient à s’unir. A la triple alliance récemment conclue entre la Prusse, l’Angleterre et les Provinces-Unies, il rêvait d’opposer la quadruple alliance de la France avec la Russie, l’Autriche et l’Espagne. Quels furent ses longs efforts pour arriver à ce grand résultat, comment, malgré le favorable accueil fait par Catherine et Potemkin aux premières ouvertures, la molle et timide inertie du gouvernement de Louis XVI fit échouer un projet qui, s’il eût abouti, aurait pu entraîner de si décisives conséquences, c’est une histoire qui dépasserait le cadre étroit de cette étude. L’année 1789 vit le définitif échec de cette ingénieuse conception. Dès lors, découragé, mécontent de ses chefs, inquiet aussi des événemens qui commençaient à troubler sa patrie, Ségur ne songea plus qu’à quitter un emploi où il se jugeait désormais inutile.

La prise de la Bastille, dont le récit parvint à Pétersbourg dans les derniers jours de juillet, rendit ce désir plus pressant. L’effet de cette nouvelle en ces lointaines contrées fut vraiment surprenant et le retentissement immense. Parmi les artisans et dans les classes aisées, ce fut un délire d’enthousiasme : négocians, étudians, bourgeois de toute catégorie, s’embrassaient dans les rues, saluaient la chute de cette prison d’État comme l’aube de la félicité et de la liberté du monde. A la Cour, au contraire, l’inquiétude était vive, et l’irritation déchaînée contre le ministère français. Au milieu du conflit des sentimens contraires, l’ambassadeur du Roi était dans une situation étrangement délicate. Ce fut avec une joie sincère qu’il reçut, en septembre, ses lettres de rappel. Son audience de congé ne laissa pas d’être émouvante. Catherine chercha à le retenir en Russie, lui offrant, s’il y consentait, de brillans avantages, « rang, emploi, établissement territorial[1]. » Il refusa avec reconnaissance ; elle insista avec cordialité : « Votre penchant, ajouta-t-elle, pour la nouvelle philosophie et pour la liberté vous portera probablement à soutenir la cause populaire. J’en serai

  1. Mémoires du comte d’Allonville.