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A deux reprises pourtant, pendant cette même période, Ségur consentit à rentrer à titre temporaire dans les affaires publiques, et n’eut pas lieu de s’en féliciter. Ce fut d’abord une ambassade à Rome, en vue de faire accepter par le Pape la constitution civile du clergé et l’annexion du Comtat-Venaissin, tâche ingrate s’il en fut. Il se mit néanmoins en route ; mais, en arrivant à Florence, il y apprit la rupture des deux cours et le refus absolu du Saint-Siège de recevoir « l’ambassadeur de la Révolution. » Il n’était autre chose à faire que rebrousser chemin et regagner Paris, où l’attendait, pour fiche de consolation, le grade de maréchal de camp. De nouveau, quelques mois plus tard, il passait la frontière, mais cette fois la frontière du Nord, comme « envoyé extraordinaire » auprès de la cour de Berlin. Sur cette seconde mission, une singulière légende, fabriquée de toutes pièces par la presse étrangère et celle du parti émigré, s’est répandue parmi les contemporains de Ségur et a depuis trouvé créance auprès de quelques historiens. On l’a représenté comme chargé de corrompre, moyennant trois millions emportés dans ses coffres, les maîtresses et les favoris du roi Frédéric-Guillaume II et de propager en Allemagne l’évangile révolutionnaire ; mais, voyant ses projets déjoués, désespéré de son échec, il aurait, sans y parvenir, demandé au suicide un refuge contre sa détresse et son humiliation. Une gravure, partout distribuée en France et en Allemagne, reproduisit cette scène tragique et popularisa l’histoire.

Albert Sorel, dans une étude approfondie[1], a fait justice de ces belles inventions. Voici, en résumé, d’après les documens et les témoignages authentiques, la vérité sur cette affaire. De Lessart, qui dirigeait alors les Affaires étrangères, désirait obtenir, dans le conflit général redouté, la neutralité de la Prusse et la rallier à la politique de l’Autriche, dont on croyait pouvoir attendre quelque modération. Il fit appel dans cette intention à Ségur, qui accepta par dévouement et sans grande illusion sur ce qu’il pourrait obtenir. Le 26 décembre 1791, il partait pour Berlin, muni des instructions verbales que, dans une longue audience, il avait recueillies de la bouche même du Roi et de la Reine, et disposant, pour toutes les dépenses du voyage, d’une somme totale de 150 000 livres. La Prusse paraissant disposée

  1. La mission de Ségur à Berlin, par A. Sorel. — Temps des 10, 12 et 15 octobre 1818.