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Napoléon l’écouta en silence, puis, d’un air bienveillant : « Je ne vous en veux pas, lui dit-il. Ceci est de ma politique. Je vous ai dit hier ce que je voulais qu’on répétât. Si c’était un autre que Chateaubriand qui eût fait ce discours, je n’y aurais pas pensé ; et voilà ce que, comme homme d’État, vous auriez dû sentir. » Changeant alors de ton : « Avouez aussi, ajouta-t-il gaiement, que, comme homme de goût, M. de Chateaubriand a fait une inconvenance, car enfin, lorsqu’on est chargé de faire l’éloge d’une femme qui est borgne, on parle de tous ses traits, excepté de l’œil qu’elle n’a plus ! » Ce mot fit rire Ségur ; l’Empereur fit chorus avec lui ; et, lorsque la porte s’ouvrit, les assistans les virent tous deux causant amicalement ensemble, d’où subite volte-face et empressement universel auprès du grand maître des cérémonies.

Une lettre de Chateaubriand, pleine de reconnaissance, récompensa Ségur d’un effort méritoire, qui resta d’ailleurs impuissant, car l’Académie consultée se prononça pour la suppression du passage, ce que Chateaubriand refusa d’accepter, s’opposant même à toute atténuation : « C’est, répondit-il à cette dernière demande, comme si l’on me disait : « Ouvrez la bouche et serrez les dents. » Il circula, dit-on, neuf cents copies manuscrites du discours, qui ne fut jamais prononcé. Chateaubriand ne prit séance qu’à la Restauration.


La spéciale bienveillance que, malgré quelques algarades de ce genre, Napoléon témoigna toujours à Ségur n’était pas uniquement fondée sur une sympathie personnelle ; il y entrait une part de gratitude que l’on peut trouver justifiée. En se ralliant jadis au régime consulaire, l’ancien ambassadeur du Roi avait entraîné dans cette voie ses fils, dont le cadet, Philippe, fut le premier, parmi les jeunes représentans de la noblesse française, à s’enrôler sous les drapeaux de la nouvelle armée, donnant le signal d’un mouvement qui, d’abord vivement critiqué, fut très promptement et très généralement suivi. L’Empereur ne l’oublia jamais ; la carrière militaire du « volontaire de Bonaparte, » servie par une brillante valeur, se déroula, presque du début à la fin, sous les yeux et aux côtés du maître de l’Europe. Quand, à six ans de là, chef d’escadron de cavalerie, il fut blessé et pris dans une escarmouche, en Pologne, c’est par une lettre de sa main, — faveur rare et enviée, — que l’Empereur