Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/274

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après, de la commission de douze membres chargés, selon l’usage, d’examiner, avant qu’il fût lu en public, le discours du récipiendaire. Dans le panégyrique de Chénier, son prédécesseur, Chateaubriand louait magnifiquement l’homme de lettres, mais jugeait en termes sévères le jacobin et le régicide. Six membres de la commission, dont Ségur et Fontanes, votèrent pour l’approbation du discours ; six autres, plus timides, opinèrent pour la suppression du passage qu’ils jugeaient dangereux. Devant ce partage par moitié, la question restait en suspens. Le lendemain, à Saint-Cloud[1], Napoléon, apercevant Ségur parmi la nombreuse assistance, marcha vers lui, l’apostropha vivement : « Monsieur, les gens de lettres veulent donc mettre le feu à la France !... Comment l’Académie ose-t-elle parler des régicides, Quand moi, qui suis couronné et qui dois les haïr plus qu’elle, je dîne avec eux et m’assois à côté de Cambacérès ! » Puis, s’animant par degrés : « Vous et M. de Fontanes, ajouta-t-il, vous mériteriez que je vous misse à Vincennes. — Sire, répliqua Ségur, je ne vous crois pas capable de cette injustice. On peut trouver naturel d’entendre blâmer la mort de Louis XVI, sans croire contrarier un gouvernement qui vient de faire dresser à Saint-Denis des autels expiatoires. » À ces mots, l’Empereur, en colère, frappant du pied, s’écria : « Je sais ce que je dois faire, et quand et comment je dois le faire. Ce n’est pas à vous d’en juger... Je ne demande point de conseils. Vous présidez la seconde classe de l’Institut ; je vous ordonne de lui dire que je ne veux pas qu’on fasse de politique dans ses séances. » Puis, d’une voix brève : « Exécutez mon ordre. Allez, et songez bien que, si l’Académie y désobéit, je la casserai comme un mauvais club. » Sur ce, Napoléon sortit ; chacun se retira, évitant soigneusement Ségur et lui faisant froide mine. Duroc seul se risqua à lui adresser la parole.

Le lendemain, au lever, Ségur, l’assemblée terminée, demeura seul avec l’Empereur. Revenant aussitôt sur la scène de la veille, il expliqua avec sang-froid les raisons de son vote, représenta l’inconvénient d’imposer « des chaînes trop pesantes à la littérature, » lit appel au bon sens et à l’équité du souverain.

  1. Sainte-Beuve, dans Chateaubriand et son groupe, a rapporté cet épisode, mais en attribuant à Daru le rôle joué par le comte de Ségur. Je rétablis ici les faits d’après les Mémoires du général Philippe de Ségur, qui en avait été, pour ainsi dire, le témoin.