Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses plus assidus rédacteurs l’ancien grand dignitaire de la Cour, impériale. Il publia dans le même temps deux importans ouvrages : un Abrégé d’histoire universelle, dont la vogue fut assez soutenue pour faire une sérieuse concurrence aux Histoires de Rollin, et un recueil de morceaux détachés, — aperçus littéraires, historiques et philosophiques, réunis sous le nom de Galerie morale et politique, — qui constitue sans doute sa meilleure œuvre littéraire ; au moins est-ce l’avis de Sainte-Beuve : « M. de Ségur, écrit-il[1], prend là sa place au rang de nos moralistes les plus aimables ; on a comme la monnaie, la petite monnaie blanche, de Montaigne, du Saint-Evremond sans afféterie, du Nivernais excellent... Cette causerie plaît surtout par sa grâce courante et s’insinue plus qu’elle ne mord. Son frère le vicomte avait plus de trait et de pointe ; M. de Ségur est surtout un esprit uni, orné, mesuré ; il ne sort pas des tons adoucis... Il ne croit pas pouvoir changer l’homme, mais il le sent tel qu’il est et il tâche d’en tirer parti. »

À ce jugement du grand critique il faut ajouter le récit, fait par un témoin oculaire, des conditions dans lesquelles furent écrites ces dernières pages du vieil homme de lettres ; je laisse la parole à Viennet[2] : « Il est un tableau ravissant qui me pénétra d’une admiration profonde et qui ne sortira jamais de ma mémoire. Le vieillard avait l’habitude de travailler dans son lit ; sa vue affaiblie ne lui permettait plus de tracer sur le papier les pensées qui jaillissaient de sa tête[3], et la dépense d’un secrétaire aurait gêné celui qui, auparavant, en avait tant à ses ordres. Mais il avait une femme qui ne reculait devant aucun sacrifice, qui allait au-devant de tous ses vœux. C’était elle, c’était la petite-fille du grand d’Aguesseau, qui, assise au pied du lit, écrivait pendant six heures sous sa dictée... Quoique moins affaiblie, la vue de cette femme admirable inspirait aussi des inquiétudes, mais elle n’était tourmentée que de la crainte de ne pas la conserver aussi longtemps que pouvaient l’exiger les besoins de sa maison, et son cœur ingénieux lui suggéra de n’écrire que sur du papier vert, pour ménager un organe aussi nécessaire à l’objet de ses adorations... » Ces manuscrits sur papier vert sont en la

  1. Notice sur le comte de Ségur, passim.
  2. Discours de réception à l’Académie française, passim.
  3. Ségur avait perdu un œil de la goutte sereine pendant sa campagne en Amérique, et l’autre, à la fin de sa vie, menaçait de refuser ses services.