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c’était Sarah ! c’était Mounet ! c’était Coquelin ! Voilà justement ce qui est inquiétant. Ceux-là partis, on ne voit personne pour les suppléer. La fortune de notre patrimoine classique est à la merci de l’apparition d’une étoile ; et on ne compte plus sur la force des « ensembles, » fierté de la Maison ! Mais comment veut-on que des talens nouveaux se forment, si on n’entretient pas la vie autour de ces vieux chefs-d’œuvre ? Comment le public ne s’en désintéresserait-il pas, si on ne ravive pas son attention en donnant à certaines reprises cet air de solennité qu’on ne dédaigne pas toujours dans notre premier théâtre d’État ? Comment ne deviendrait-il pas étranger à ce répertoire dont il voit, l’une après l’autre, tant de parties tomber dans l’abandon ? Tous ceux qui portent intérêt à la maison de Molière, de Corneille et de Racine nous comprendront : ces inquiétudes sont celles de ses amis les plus fervens.


Depuis longtemps M. Sardou ne nous avait donné aucune œuvre aussi complètement réussie que sa nouvelle pièce, l’Affaire des poisons, ni surtout où il eût fait preuve d’un tact plus délicat et d’une plus surprenante légèreté de main. Supposez tout autre dramaturge portant à la scène le fameux procès historique. On ne l’imagine pas sans frémir. Car ce fut une effroyable affaire. Meurtres, empoisonnemens, infanticides, le sacrifice et le complot, une folie de crime soufflant jusque parmi les plus grandes familles, atteignant jusqu’au trône, la justice effrayée par cette série de révélations abominables et s’arrétant devant l’énormité du scandale, c’est un de ces cloaques où l’on peut ramasser assez de boue et assez de sang pour en éclabousser toute une société. On n’y a pas manqué. On a voulu voir toute la monarchie de Louis XIV à travers l’affaire des poisons, comme tout le règne de Louis XVI à travers l’affaire du Collier. Mais, au théâtre, ce genre de déclamation nous est insupportable. M. Sardou l’a bien compris. Il a trouvé le moyen de dérouler sous nos yeux toute l’affaire, sans en rien omettre d’essentiel ; il a versé à la scène tout le contenu de son érudition renforcée de toute l’érudition de M. Funck-Brentano ; il n’a dissimulé ni les crimes, ni les turpitudes ; et malgré tout, il a sauvé les convenances et fait la pièce la plus agréable à voir. Le moyen auquel il a eu recours est des plus simples ; seulement, il fallait le trouver.

Il consiste à avoir détourné notre attention sur un personnage fictif qui est à lui seul toute la pièce, et qui est le type lui-même du personnage sympathique. C’est lui qui va évoluer à travers