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curiosité à savoir ce qu’on disait, ce qu’on pensait de lui était maladive ; toujours en garde cependant contre l’entourage de sa mère, il ne voyait, ne questionnait que les basses gens, dont ni les services, ni la naissance ne pourraient le gêner plus tard.

S’il quittait la cave[1], où il passait chaque jour de longues heures à songer creux, c’était pour rôder dans les corridors du palais, y voir entrer les gens, les en voir sortir, et saisir leurs plus insignifians propos. Le soir venu, quand il pouvait s’échapper, l’enfant, tantôt seul, tantôt accompagné d’un grisou, courait les rues de Turin à la suite des promeneurs, se faufilant dans les groupes, regardant tout, ne perdant rien de ce qui s’y disait. Peu importait que le passant lui chantât pouilles ; il allait, allait toujours. Une patrouille le surprit certain soir l’oreille collée à une serrure d’importance et le houspilla fort ; comme il était incorrigible, cette sotte aventure ne le corrigea pas ; seulement ce fut aux serrures de Versailles, de Madrid, de Vienne que Victor-Amédée, devenu duc de Savoie, colla son oreille toujours aussi curieuse.

L’âge ne nous amende guère, mais affine nos défauts, pour en faire des qualités, sinon toujours morales, du moins parfois utiles. C’est ainsi que, grâce à très peu de scrupules, à une inlassable ténacité, à un impénétrable secret, et toujours mettant sa conscience d’accord avec l’occasion, l’enfant inquiet, sournois de tout à l’heure était devenu le politique le plus redoutable de l’Europe.

C’est ainsi encore que, trompant jusqu’à ses médecins, méprisant les hommes, variable, en amour, comme un baromètre, ne se fiant à personne, sans amis, sans confesseur, sans ministres, Victor-Amédée, souvent battu, jamais abattu, avait, en quarante années de règne, réorganisé ses finances, son armée, marié ses filles comme on sait, et fait de son maigre duché de Savoie un beau royaume.

Mais, voilà qu’au mois de mai 1715, la mort presque subite de M. le prince de Piémont[2] venait, comme un coup de foudre, donner en plein travers de toutes ces ambitions satisfaites. Victor-Amédée n’avait jamais aimé que soi ; c’était son propre reflet qu’il chérissait dans cet enfant dont, depuis seize ans, il ensemençait la petite tête intelligente, de toutes ses idées ; elles y

  1. Lettre de Mme Jeanne-Baptiste à Louvois (citée par Lerys).
  2. Victor-Amédée, fils aîné du Roi, né en 1699, mort en 1715.