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— ce qui a rendu tel l’historien des Origines, ce sont, au moment de la guerre et de la Commune, les émotions et les alarmes de son patriotisme, bref, un état particulier de sa sensibilité. Et c’est la nature, l’espèce et le tour habituel de sa sensibilité qu’il faut essayer de définir, si l’on veut comprendre l’origine de ses idées et la qualité même de son style.

« Je viens de lire les Compagnons du tour de France, de George Sand, et mon âme est toute en éruption. Il se fait un bouillonnement physique et moral dans mon cerveau et dans mon cœur, dont je n’avais pas d’idée. Et cela m’arrive sans cesse. Quelle est cette fontaine vive de passions de tous genres qui s’est ouverte en moi-même ? Pourquoi cette manière brusque, ce langage précipité, cette parole exaltée ? D’où vient que je suis obligé de ne lire aucun journal, d’éviter toute conversation religieuse et politique, de peur de m’échapper ? Pourquoi, à chaque instant, est-ce que je sens l’animal fougueux et aveugle tirer la bride au moindre prétexte et bondir en avant ? » C’est à son ami Edouard de Suckau que Taine écrivait ces curieuses lignes, désireux de « consulter » un psychologue de profession « sur un fait psychologique personnel. » Et vers la même époque, on nous le représente « courant la campagne de Ne vers, son Byron à la main, cherchant un assouvissement dans la vue de l’espace libre et du ciel bouleversé, une détente dans la notation écrite du tumultueux dialogue intérieur[1]. » Trois ans auparavant, il écrivait déjà à Paradol : « Tout ce flot de pensées et de sentimens qui s’agitent en moi, ne pouvant déborder au dehors, s’épanche en toute sorte d’écrits particuliers, soit sérieux, scientifiques et pratiques, soit intimes, secrets, confidentiels. L’an prochain, je te dirai tout. » Prévost-Paradol qui a dû lire ces pages confidentielles, jugeait son ami d’un mot, qui me semble décisif : « C’est la passion, disait-il, qui a la raison pour vêtement. » Il y avait chez Taine un fond de sensibilité véritablement romantique : non pas cette sensibilité saine, active et

  1. A. Chevrillon, la Jeunesse de Taine (Revue de Paris du 1er juillet 1902, p. 14). — M. Chevrillon ajoute ici en note ce précieux détail : « Taine nous permit un jour de regarder ce cahier de jeunes confidences qu’il détruisit avant sa mort. Nous y reconnûmes un mélange analogue à celui de Graindorge, une observation ironique, aiguë, de l’humanité provinciale et un fond de poésie ardente : seulement, au lieu d’être refoulée, la source poétique s’épanchait à flots violens. Je me rappelle surtout la joie, après les années de Paris, de retrouver les arbres verts et le ciel libre, et la passion pour Byron. »