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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/542

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réglée qui caractérise les tempéramens et les âmes de l’époque classique, un Bossuet, par exemple, un Corneille, un Racine, même un Pascal ; mais cette sensibilité inquiète et troublée, frémissante et un peu maladive, que le moindre choc ébranle, que le moindre obstacle exaspère, que rien ne peut contenter, qui aspire à toutes les chimères, et à laquelle seuls l’amour de la nature et le charme de la poésie apportent un peu de détente et d’apaisement. C’est le mal de Rousseau, aisément reconnaissable chez tous ceux auxquels le grand « écorché moral » a passé un peu de son âme. Rappelons-nous la fin de l’étude sur Byron : « Longtemps encore les hommes sentiront leurs sympathies frémir aux sanglots de leurs grands poètes. Longtemps ils s’indigneront contre une destinée qui ouvre à leurs aspirations la carrière de l’espace sans limites pour les briser à deux pas de l’entrée contre une misérable borne qu’ils ne voyaient pas… Notre génération, comme les précédentes, a été atteinte par la maladie du siècle, et ne s’en relèvera jamais qu’à demi. Nous parviendrons à la vérité, non au calme. » Cet aveu, cet accent en disent long sur les dispositions intimes de l’âme qui, presque involontairement, s’est laissé trahir.

Ce passionné, ce tendre, et j’oserai presque dire cet élégiaque était un triste. L’exaltation de la sensibilité n’engendre pas la sérénité du cœur. Il y a entre les humbles réalités de la vie journalière et l’infinité de nos désirs et de nos rêves, une disproportion trop criante. Comme un oiseau qui se heurte misérablement aux barreaux de sa cage, l’âme douloureusement froissée retombe sur elle-même, gémissant de son impuissance, meurtrie, endeuillée pour toujours. A chaque instant, dans la Correspondance, l’aveu de cette « tristesse organique » reparaît : « Hélas ! mon pauvre ami, je roule comme toi par tous les bas-fonds du marais de la mélancolie. Je m’ennuie avec un excès que tu n’as jamais connu. » « Je bâille, je wertherise, je byronise, je me souhaite au fond de la Mer-Rouge. » « J’ai le spleen la moitié de la semaine. » Et ce ne sont pas là de simples boutades. A vingt et un ans, Taine écrivait à Paradol : « Mon malheur, c’est d’avoir les désirs plus hauts que l’esprit, je me déplais autant que les autres… J’ai donc un fond de tristesse permanente et nécessaire ; et ma seule consolation est la pensée que tout cela n’est qu’un jeu de quarante ou cinquante ans, tout au plus encore, qu’au bout de tout cela est le repos, l’éternel