Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/545

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui-même quelque part[1], — Taine était classique sur ce point.

Il l’était sur d’autres encore, et de son propre aveu. Des notes personnelles, datées de 1862, — il achevait l’Histoire de la littérature anglaise, — nous apportent ici un témoignage décisif :


Ma forme d’esprit est française et latine : classer les idées en files régulières avec progression à la façon des naturalistes, selon les règles des idéologues, bref oratoirement… L’Histoire de la civilisation de M. Guizot, les cours de Jouffroy m’ont donné la première grande sensation de plaisir littéraire, à cause des classifications progressives.

Le surplus vient de la philosophie : mon effort est d’atteindre l’essence, comme disent les Allemands, non de prime assaut, mais par une grande route unie, carrossable. Remplacer l’intuition (insight), l’abstraction subito (Geist Vernünft), par l’analyse oratoire. Mais cette route est dure à creuser.


Qu’on veuille bien méditer sur ce texte, qu’un pur classique, — un Nisard, un Brunetière, — aurait pu signer. Taine nous y révèle avec une précision, une clairvoyance qui ne laissent rien à désirer, non seulement la manière dont il « compose » et construit ses livres, ses articles, et même ses phrases, mais encore dont il conduit, développe, et même conçoit ses idées. L’éducation universitaire a sans nul doute passé par là ; mais elle n’a fait qu’enrichir et fortifier une tendance primitive ; elle a donné à une « forme d’esprit française et latine » pleine conscience d’elle-même. Et c’est grâce à ces deux influences combinées que l’auteur de la Littérature anglaise est devenu l’un des modèles les plus accomplis de l’art d’écrire, d’exposer et de démontrer, bref, de la « composition » classique.

Comment cette forme d’esprit tout classique se conciliait-elle avec ce fond de sensibilité et d’imagination romantiques que nous avons reconnu chez Taine ? Ce qui est sûr, c’est que les deux tendances, d’ordinaire contradictoires, coexistaient également fortes en lui ; et c’est précisément ce qui fait, — psychologiquement et historiquement, — la curieuse originalité de son cas. On a prétendu souvent, — sur la foi, je crois, de Sarcey, — que le style de Taine, coloré et imagé comme nous le connaissons, était un miracle d’artifice : né idéologue, créé pour enchaîner des syllogismes dans la langue abstraite de Condillac, le jeune écrivain, pour réussir et atteindre un plus vaste public, se serait fait systématiquement, en étudiant Gautier et Paul de

  1. Dans une très intéressante lettre à Hatzfeld (Correspondance, t. II, p. 42-49).