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Saint-Victor, le style somptueux, éclatant par lequel il s’est si vite imposé. Le bon Sarcey, qui n’était point un psychologue très perspicace, et qui, d’ailleurs, ne connaissait de Taine que ses dissertations d’Ecole normale, Sarcey a été ici dupe des apparences. A défaut des notes et papiers plus intimes, il suffit d’ouvrir les premières pages de la Correspondance, pour voir s’évanouir la légende : dans cette prose juvénile et toute spontanée, les images jaillissent, abondantes et drues : « Tu as été au fond du scepticisme avec moi ; nous en avons rapporté une goutte de liqueur empoisonnée qui flétrira toutes nos croyances, et ne pourra trouver son remède que dans la science absolue. Tu ne veux pas du remède ; eh bien ! je te jure que la maladie te suivra, et que tu auras beau t’étourdir, elle te prendra à la gorge au milieu de tes efforts les plus passionnés pour le service de tes opinions chéries. » Est-ce là le langage d’un pur idéologue ? Fait plus caractéristique encore : en 1862, fatigué de produire, et surtout d’écrire, comme il le fut à plus d’une reprise, la tête épuisée, il s’arrête, il s’interroge loyalement sur lui-même, il se demande anxieusement si « son genre d’écrire n’est pas contraire à la nature, puisqu’il lui fait tant de mal, » et il écrit :


Qu’est-ce qui me reste ? Quel talent ? quelle facilité ?

Il me reste l’habitude de prendre des notes au courant de la plume, d’écrire mes impressions comme je fais en ce moment.

Je n’ai aucune peine à prendre ces notes ; quand j’ai une impression, elle coule naturellement sur le papier, les mots viennent d’eux-mêmes


Oui, c’est bien cela, sa manière spontanée, instinctive, et, si je puis ainsi dire, la plus naturelle : une succession trépidante et ininterrompue de faits, d’impressions et d’images. Le reste, l’analyse oratoire, don naturel assurément, dans une certaine mesure, est, en fait, à demi acquis. Ces deux dons opposés, il avait essayé de les fondre et de les unir ensemble dans la substance même de son style ; il avait essayé d’être à la fois poète et logicien, orateur et artiste, classique et romantique ; mais, à réaliser cette « union des contradictoires, » il avait dépensé un effort de volonté tel que la fatigué mentale avait eu raison de son ambition, et qu’il avait pu craindre, pour l’une de ses deux facultés, une atrophie véritable :


Quand je me regarde intérieurement, il me semble que mon état d’esprit a changé, que j’ai détruit en moi un talent, celui de l’orateur et du