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occuper tout le devant de la scène. Il n’eut qu’à se laisser porter par son instinct et par le courant général pour exprimer ce nouvel état d’esprit avec une vigueur, une autorité, une fougue de dialectique, un éclat de style, une candeur de sincérité passionnée qui ne pouvaient manquer d’emporter les dernières résistances. En critique, en histoire littéraire, en esthétique, en psychologie individuelle ou sociale, partout il transporta ses idées, sa méthode, et partout il les fit triompher. Jamais la joie de la pensée pure, l’ivresse des certitudes ou des ambitions scientifiques n’avaient trouvé pour s’exprimer de si fiers et si impérieux accens. Puis, ce furent les heures sombres où, sur le sol de la patrie violée, pillée, meurtrie, tant de nobles esprits en vinrent à se demander si l’on n’avait pas fait fausse route, si la science est bien le tout de l’homme, et si, avant de savoir, il ne faut pas d’abord vivre et agir. A cette angoissante question collective, les Origines sont venues répondre à leur manière. La première philosophie de Taine, toute spéculative, ne l’exprimait point tout entier, ou du moins ne l’exprimait pas dans les parties les plus profondes et les plus élevées de sa nature. Ce sont ces parties-là que le Taine d’après 1870 a retrouvées, dégagées et mises en pleine lumière. Avec plus d’un de ses contemporains, il a cherché et restauré les bases d’une philosophie de l’action que les « habiles » pussent entendre et qui s’accommodât aux besoins des « simples. » Qu’importe que son œuvre, en quelques-unes de ses assises, soit peut-être un peu caduque et qu’elle soit restée inachevée ! En pareille matière, c’est l’orientation, c’est l’exemple qui seuls importent. Et ce n’est pas le moindre intérêt de la Correspondance de nous montrer Taine dans toute la haute et symbolique noblesse de sa dernière attitude morale, et de nous faire voir que jamais au fond il n’a été plus fidèle à lui-même que dans ces vingt années où, suivant un mot de sa jeunesse, un mot dont il n’avait pas d’abord épuisé tout le sens, il nous donnait, il nous rendait plutôt le goût de « cette nourriture virile qu’on appelle la vérité. »


VICTOR GIRAUD.