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M. Meredith poursuit de ses sarcasmes le « sentimentalisme ; » il nous en montre la fausseté et le danger. Le sentimentalisme est une sorte d’illusion qui nous détache de la simple réalité, pourtant si belle, et nous porte à idéaliser des ombres vaines. Laetitia Dale est victime de la manie sentimentale quand elle se fait de sir Willoughby une idole comblée de toutes les perfections ; et, inversement, Purcell Barrett cède à cette même manie quand, au lieu de voir Cornelia Pole telle qu’elle est, jeune fille indécise sous ses allures hautaines, il exige ou attend d’elle une clairvoyance qu’elle ne peut avoir et un courage qu’il n’a pas. Sentimentale elle-même, à sa manière, la belle Cornelia qui aurait cru déchoir en traitant l’affaire de son mariage, « comme cela se pratique entre simples mortels, » et qui se fût effrayée de procédés si terre à terre « comme trop peu aristocratiques et contraires aux raffinemens dont elle avait contracté l’habitude malsaine[1]. » Sentimentalisme enfin, et du plus absurde, l’amour de la fleur quand il s’accompagne du mépris des racines, le culte de la beauté s’il n’entraîne pas le respect des conditions terrestres qui l’entretiennent. M. Meredith admire l’adorable Lucy Desborough et il veut que nous la trouvions exquise quand elle mange des œufs à la coque, aussi exquise que lorsqu’elle nous éblouit, un matin d’été, sous son grand chapeau de paille, du teint éclatant qu’ils lui ont fait. « Oui, voyez-moi cela, » dit avec enthousiasme cette brave Mrs Berry, « elle est solide sur ses pieds ; elle vous regarde droit dans les yeux ; ce n’est pas une de vos demoiselles aux airs penchés[2]. »

Voilà le véritable idéal de la jeune fille. Et pareillement voici l’amour dans toute sa plénitude et sa richesse : « les sens avec leur flot de sève vivante, la camaraderie des intelligences et les âmes confondues dans cette union complète des deux natures[3]. » C’est cet amour que réaliseront Clara et Vernon Whitford, Diana et Redworth, Merthyr Powys et Sandra. C’est celui que Richard Feverel verra sombrer dans le plus déchirant désastre, après en avoir goûté l’enivrante douceur. Il faut lire en entier le merveilleux chapitre XV, Ferdinand et Miranda, et le chapitre XIX, Intermède sur un sifflet de deux sous. Jamais l’innocence n’a été parée d’une telle splendeur ni la vérité d’une telle poésie ;

  1. Sandra Belloni, ch. XXI.
  2. The Ordeal of Richard Feverel, ch. XXVII.
  3. Diana of the Crouways, ch. XXXVII