Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le pauvre Michon, mourant de peur, surprit la plus étrange confession qu’il eût entendue de sa vie. Le Roi maugréait, la marquise câlinait. Le Roi reprenait qu’il n’attendrait pas plus longtemps, que sa résolution était prise, qu’il allait profiter de l’absence de son fils pour repasser en Piémont, que tout y allait à la dérive... Et la Spigno de renchérir, avec force caresses, sur les lamentations de son mari...

C’en était trop pour la théologie de l’infortuné vicaire. Il courut, affolé, dès qu’il put s’échapper, chez son confrère Petit. Petit, vieux curé fort sage, commença par lui remettre la cervelle, puis lui conseilla, le secret professionnel ne le liant en rien, d’aller sur l’heure raconter à Evian ce qui se machinait.

Grand émoi là-bas, le secret était de trop bonne prise pour qu’Orméa ne s’en servît pas comme d’un terrible épouvantail. Charles-Emmanuel demandait aussitôt ses chevaux, revenait à Chambéry, surprenait son père, dont l’accueil se ressentit, on peut le croire, d’un si intempestif retour. Il fut tel, en effet, que, craignant tout de la furieuse déconvenue qu’il causait, Charles-Emmanuel enfourchait, le soir même à onze heures, un bidet de poste, et prenait à grande allure, par le Petit Saint-Bernard, la route de Turin, tandis qu’Orméa, pour égarer une poursuite possible, galopait de son côté à grand fracas vers le Mont-Cenis.

A huit heures le lendemain, Victor-Amédée demande son fils ; Barbier feint de l’aller chercher, tarde à revenir, avoue enfin que Charles-Emmanuel est, depuis la veille au soir, parti pour Turin. À cette nouvelle, le vieux Roi, à demi étranglé de colère, s’affaisse dans son fauteuil ; la marquise accourt, envoie chercher le médecin ; on craint un second coup d’apoplexie. Deux palettes de sang en ont raison, mais non pas de la colère du patient qui, à peine remis d’une si chaude alerte, part le surlendemain pour le Piémont.

On raconte qu’au sommet du Mont-Cenis, le cœur faillit cependant à Victor-Amédée ; se tournant vers la marquise : « En avant ou en arrière ? dit-il, répondez. »

Elle demeure silencieuse.

— Mais, vive Dieu ! Madame, répondez.

— Je suis faite pour obéir.

Là-dessus, le Roi donne au postillon l’ordre de fouailler. A mesure que le carrosse dévale vers Suse, que réapparaissent aux yeux du Roi ces paysages coutumiers de ses quarante années de