Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Boggio obéit, convaincu qu’il s’agit de quelque confession. Mais, las ! il s’agit de bien autre chose. C’est aux oreilles du malheureux abbé une mitraille d’imprécations. Le Roi va, vient dans son cabinet, s’en prend aux meubles, aux tableaux qu’il crève à grands coups de canne. A bout de souffle, il tombe enfin dans un fauteuil.

— Voilà, dit-il, où m’ont réduit mon fils et ses ministres. Il ne me reste que deux partis à prendre. Entrer au couvent, ce que je ne puis, à cause de mon mariage, ou sortir des États pour aller demander à l’Empereur son arbitrage entre moi et mes persécuteurs. Du reste, j’ai le moyen, et le voilà, de les mettre à la raison !

— Ce disant, il brandit son acte d’abdication.

— Levez-vous et écrivez.

L’abbé, qui prévoit où le Roi veut en venir, se jette à ses pieds :

— Non, non, sire, épargnez-moi ; le courage, la force me manquent.

— Ecrivez, vous ne sortirez d’ici que vous n’ayez écrit.

Et, plus mort que vif, l’abbé écrit sous la dictée du Roi. « Que dans l’espoir de voir son fils continuer les glorieuses traditions de sa maison, le roi Victor-Amédée lui avait transmis sa couronne, mais qu’aujourd’hui déçu dans ses espérances il annule l’acte du 30 septembre qui a consacré son abdication. »

— J’ai, ajoute le Roi, en prévision de ce qui arrive, estimé prudent de ne délier personne de son serment de fidélité. Demain vous me rapporterez ce document mis au net.

Et Victor-Amédée pousse le malheureux abbé hors de son cabinet.

Il est tard. Les portes de Turin sont fermées. Boggio achève sa terrible nuit dans un fossé. Dès l’aube il court chez Lanfranchi : Lanfranchi court chez Orméa, Orméa chez le Roi qui aussi- tôt mande l’abbé pour lui faire raconter, par le menu, la scène de Moncalier. Le papier dont Boggio ne s’est pas dessaisi témoigne de sa véracité. Charles-Emmanuel hésite devant l’horrible mesure à laquelle l’accule Orméa ; à bout d’argumens celui-ci donne sa démission, demande des chevaux de poste. Charles-Emmanuel le retient ; tout plutôt que de se trouver seul en face de son terrible père. Le marquis a calculé juste.

Le soir même, il réunit ses collègues, leur adjoint cinq ou