Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/782

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obsédante et mécanique de l’argent, — les autres, plus nombreux, la multitude, réduits de force, par le jeu des lois d’airain qu’on leur applique sans merci, à des fonctions spéciales et détestées de machines.

Voilà le pire, et si contre la Venise du XVIe siècle la parole de colère fut prononcée : « Malheur à toi, car ta science, elle t’a corrompue ! » — quelle sentence plus mortelle frappera les peuples modernes d’Occident ? « La Grèce qui construisit le Parthénon servait le culte de la Force et de la Sagesse, — les peuples du moyen âge qui construisirent des cathédrales, le culte de la Consolation et de la Pitié. Les fils de la Renaissance qui construisirent Versailles et le Vatican n’eurent de religion, — et de là les déchéances de leur art et de leur vie, — que celle de l’orgueil et de la beauté[1]. » C’est le Veau d’or qu’adore aujourd’hui l’Angleterre ; à ce Moloch elle sacrifie ses enfans. Dans l’ouvrier elle ne veut plus voir qu’un pouvoir moteur analogue à celui de la vapeur d’eau, une force qui s’achète au prix de l’offre et de la demande, et que l’acheteur utilise sans égard à sa nature immortelle et sacrée, sans autre souci que celui de son rendement économique. Tel est le crime propre de l’Angleterre. Elle a vidé ses hommes de leur essence humaine. « On peut frapper, enchaîner, tourmenter les hommes, les courber sous un joug comme du bétail, les tuer en masses, comme des mouches, sans pourtant qu’en un certain sens, qui est le plus vrai, ils cessent d’être des hommes, et libres. Mais étouffer leur âme au dedans d’eux, dessécher, couper les branches vivaces et chargées de sève de l’esprit humain, changer en courroies de cuir, pour y accoupler des roues et des bielles, cette chair qui doit un jour contempler la face de Dieu, cela vraiment, c’est agir en maîtres d’esclaves. Quand même la vie d’un homme serait à la merci d’un seigneur féodal, quand même le sang du paysan opprimé coulerait au sillon de son champ, il pourrait y avoir plus de liberté en Angleterre que si l’âme de ses multitudes est traitée comme le charbon qui nourrit la fumée des usines, et que si l’on torture leur énergie pour la transmuer en finesse de tissu, ou précision de pièces d’acier[2]. »

Par un trait, pourtant, l’ouvrier devenu machine est encore un homme. On ne peut pas dire qu’au régime où on le soumet

  1. Crown of Wild Olive, II, § 62 et 72.
  2. Stones of Venice, II, vi, § 13.