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plus grand ! On croit ne penser à rien, on va, on vient, lassé du bavardage des livres. De la fenêtre on voit sans les voir une plaine, un ruisseau, quelques arbres, ou bien les rues mortes d’une petite ville, une vieille femme arrêtée sous le porche de l’église, un enterrement qui se hâte dans la pluie ; et soudain, cet humble tableau, où pourtant rien n’est imprévu, s’anime et se transfigure. De toutes ces anciennes choses, une voix semble sortir : O toi qui souffres de ne pas te connaître, viens à moi qui sais ton secret. Cesse de te hausser « tant bien que mal à des rêves conçus par des races étrangères, » et reviens « cultiver le simple jardin sentimental hérité de tes vieux parens. »

Ce chapitre sur la Lorraine est incomparable. On trouvera certes, dans l’œuvre de M. Barrès, bien des pages plus éblouissantes, mais rien qui respire une pareille aisance. Chose rare chez ce maître, ici le style coule comme d’une source abondante et paisible, sans perdre toutefois la saveur que lui donne une sorte de rudesse naturelle. Il est grave, sans fièvre, pénétré d’une mélancolie discrète et virile. Imaginez un Michelet maître de ses nerfs qui soufflerait à la Lorraine assez de vie pour qu’elle cesse d’être une statue, pas assez pour qu’elle devienne une femme. Des historiens de métier ont vanté l’érudition de ce chapitre, la solidité de ces raccourcis pittoresques, mérite d’autant plus remarquable que l’auteur, prenant ici la Lorraine comme un miroir, aurait pu être tenté d’y retoucher à son gré sa propre image. Aussi bien, rien de plus léger, de moins appuyé que la superposition de ces deux images. Telle phrase aiguë sur les artistes lorrains, Callot, Gavarni « c’est de la caricature sans joie, » — vaut tout un commentaire de Leurs figures ; « l’agonie de la Lorraine » avec « l’extraordinaire Charles IV, » c’est déjà l’Appel au soldat.

À ce titre, Lorraine, tu me fus un miroir plus puissant qu’aucun des analystes où je me contemplai.


Un miroir, cruel, décourageant, comme tout miroir fidèle, voilà ce que présente la Lorraine à l’auteur de Un homme libre.

Plus tard, elle sera pour lui un ressort, une discipline, une source d’enthousiasme, mais, à vingt-cinq ans, l’ayant regardée bien en face, il ne songe qu’à la fuir.