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Nous retrouverons bientôt et Venise et les héros. Aussi bien Un homme libre contient-il un chapitre plus significatif encore que les autres et qui doit nous retenir sans partage.

Nos deux ermites ont commencé par se chercher eux-mêmes dans leurs auteurs préférés. La méthode a du bon, mais nos héros spirituels, nos « intercesseurs, » comme disent Philippe et Simon, ne nous éclairent le plus souvent « que les parties les plus récentes » et les plus livresques de nous-mêmes. Philippe s’en aperçoit à la sécheresse que lui laissent tant de lectures, et bientôt le pressentiment d’une source plus profonde et plus vive l’incline à sortir de sa bibliothèque et même à descendre de son ermitage.


A mesure que les livres cessaient de m’émouvoir, de cette église où j’entrais chaque jour, de ces tombes qui l’entourent et de cette lente population peinant sur des labeurs héréditaires, des impressions se levaient très confuses, mais pénétrantes. Je me découvrais une sensibilité nouvelle et profonde qui me parut savoureuse.

C’est qu’aussi bien mon être sort de ces campagnes. L’action de ce ciel lorrain ne peut si vite mourir. J’ai vu à Paris des filles avec les beaux yeux des marins qui ont longtemps regardé la nier. Elles habitaient simplement Montmartre, mais ce regard qu’elles avaient hérité d’une longue suite d’ancêtres ballottés sur les flots, me parut admirable dans les villes. Ainsi, quoique jamais je n’aie servi la terre lorraine, j’entrevois au fond de moi des traits singuliers qui me viennent des vieux laboureurs… A suivre comment ils ont bâti leur pays, je retrouverai l’ordre suivant lequel furent posées mes propres assises. C’est une bonne méthode pour descendre dans quelques parties obscures de ma conscience.


Mieux que le désordre impétueux des lyriques, cette petite page paisible et volontaire donne l’idée de ce que nous appelons l’inspiration. La thèse de Taine, — la race, le milieu, le moment, — flottait sans doute alors dans l’esprit de M. Barrès, vague, lointaine et froide comme toutes les vérités que ne réchauffent en nous ni les souvenirs du passé ni le pressentiment des expériences qui nous attendent. Assurément, rien n’était plus simple que de se dire : Ce qui est vrai de la littérature anglaise ne l’est pas moins de notre propre littérature et de moi-même, Maurice Barrès. Simple, oui, comme une déduction logique ; mais il y a loin de la conclusion d’un syllogisme à la vive intuition qui seule enfante les chefs-d’œuvre. Intuition, inspiration, syllabes orgueilleuses et qui néanmoins s’affaissent sous le poids sublime qu’elles portent ! Quoi de plus humble et quoi de