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faute inexcusable en sortant du royaume ainsi qu’elle l’avait fait. « L’émigration, disait-il, a été une nécessité pour quelques-uns, mais une mode pour beaucoup. On a dégarni la France de forces, tout au moins morales, qui auraient pu opposer une résistance efficace aux entraînemens et aux excès des exaltés. » Et l’abbé, se souvenant de ce qu’il avait vu à Bruxelles, n’était pas éloigné de lui donner raison.


Mais revenons au récit de ses propres misères ! Peut-être auraient-elles pris fin dès le moment où nous sommes arrivés, et notre abbé aurait-il pu rester tranquillement à Hof jusqu’au terme de son exil, entre son vieux commensal et sa vieille élève, si une cupidité, — d’ailleurs la plus innocente du monde, — ne l’avait conduit à accepter, pour gagner un peu plus d’argent, un emploi de professeur de français qu’on lui offrait dans un château des environs d’Auerbach, sur les confins de la Bohême. Le château appartenait à un gentilhomme allemand et protestant, le baron de Beulwitz ; et l’abbé était chargé d’enseigner le français aux enfans du baron. Le malheureux ! Nous sentons, en lisant ses Souvenirs, qu’il aurait consenti à retarder de neuf autres années son retour en France si le sort, en échange, avait voulu le dispenser de ces quelques mois de séjour chez les barons allemands. Car ceux-ci, tout en acceptant ses services, se firent un devoir de lui témoigner, dès le premier jour, le mépris qu’ils éprouvaient pour sa double qualité de Français et de catholique. La mère des enfans, à dire vrai, mettait quelque réserve à l’expression de ce sentiment ; mais les enfans eux-mêmes, et leur père, et leur précepteur allemand, ne cessaient point d’imaginer des procédés nouveaux pour vexer et humilier l’infortuné professeur. Par exemple, on voulait absolument l’empêcher d’aller dire sa messe chez les catholiques d’Auerbach : on lui cachait, pour cela, ses chaussures et son manteau, ou bien on l’enfermait à clef dans sa chambre, et force lui était d’y passer toute la matinée, sans déjeuner et sans feu. « À midi, ayant été délivré par une servante qui descendait du grenier, je me plaignis au baron ; mais il ne fit qu’en rire. » À table, les deux sujets de conversation à peu près invariables étaient la falsification de l’Écriture sainte par l’Église romaine et « la monstrueuse dépravation du clergé français avant la Révolution. » « Les quelques mois que j’ai passés à Auerbach ont été, pour moi, dit-il, les plus